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1977, année électrique ; l’ailleurs est ici

- Laurent de Sutter

Jean-Marie Durand 1977, année électrique Robert Laffont, 288 p., 18,50 euros

Qu’est-ce qu’une année ? À cette question, les historiens ont longtemps répondu : un simple marqueur dans le déploiemen­t des mouvements de longue durée – un signe ne renvoyant à aucune réalité propre, mais permettant de déployer ce qui l’excède. En décidant de consacrer un livre à l’examen d’une seule année, Jean-Marie Durand prend cette réponse à contre-pied ; 1977, millésime marqué d’aucune pierre blanche, devient, sous sa plume, le lieu d’un précipité vertigineu­x, où se laisse lire tout le présent. Cela commence par un constat : le 26 mai 1977, les ondes de la BBC résonnent des harmonies tordues et des sons sales d’une chanson due à un groupe nouveau venu, les Sex Pistols – le morceau s’appelle God Save the Queen, et fera long feu sur la chaîne. Bien que l’année 1977 n’ait pas connu son mois de mai ou sa révolution, son revirement électoral ou sa guerre décisive, elle aura tout de même pu s’enorgueill­ir de cela : avoir été le moment de cristallis­ation de la déferlante punk. Avec elle, c’est un rapport nouveau au monde qui s’inventa, que Durand explore à travers la narration libre de toute une série d’épisodes tirés de la pop culture autant que de la politique internatio­nale, de l’art contempora­in que de la pensée. Ce rapport au monde, le journalist­e lui donne un nom: celui d’« inquiétude » – 1977 est l’année qui a vu le monde basculer en direction de la perte progressiv­e de ce qui avait jadis été gagné, et les affects tristes prendre le pas sur ceux de la désinvoltu­re, fût-elle affectée. De l’entrée en scène des « Nouveaux philosophe­s » à la naissance du néo-conservati­sme, du sacre du postmodern­e à celui du blockbuste­r, des errements au Proche-Orient à ceux de la spéculatio­n boursière, le paysage qu’il dessine est effrayant de familiarit­é. À lire 1977, année électrique, le sentiment qui domine est celui d’observer le portrait craché du contempora­in –comme si, depuis quarante ans, nos socialdémo­cratie sfatiguées­n’ avaient pas avancé un pas, dans quelque domaine que ce soit. Pour autant, le livre de Durand n’est pas un chant funèbre ; au contraire, l’atmosphère qui y règne est celui de la douce nostalgie qu’on ressent pour les instants marquant la fin de l’enfance – à l’instar de celle de Durand luimême, qui avait alors une petite dizaine d’années. Cette nostalgie, il la matérialis­e sous la forme d’une dizaine d’inserts autobiogra­phiques, venant scander le récit de l’époque par autant de mises en perspectiv­e proposées par le regard d’un gamin comprenant et aimant autre chose que ce que l’adulte est obligé de noter. Il en résulte une sorte de flouté, comme si, non content de désavouer les historiens sur le statut à reconnaîtr­e à une année, Durand souhaitait aussi se désavouer lui-même, en tant que chroniqueu­r plus ou moins objectif d’un moment charnière de la modernité. Bien entendu, il s’agit d’un désaveu « cool », dans la manière de celui qui, audelà de son trava i l quotidien pour l es Inrockupti­bles, était entré en 2015 dans le monde des essais par l’histoire de cette étrange catégorie – le Cool dans nos veines. Mais cela n’enlève rien à la précision du diagnostic que propose 1977, année électrique; au contraire, les bougés que Durand opère contribuen­t encore à épaissir la plus sophistiqu­ée chronique qui soit de notre progressiv­e chute vers l’aujourd’hui.

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