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Guy Hocquenghe­m derrière la parole

- Pierre Eugène

Guy Hocquenghe­m Un journal de rêve. Articles de presse (1970-1987) Verticales, 320 p., 22 euros Antoine Idier Les Vies de Guy Hocquenghe­m. Politique, sexualité, culture Fayard, 324 p., 22 euros Une biographie et un recueil d’articles mettent en lumière les multiples facettes de Guy Hocquenghe­m, militant gauchiste et homosexuel, journalist­e, théoricien et écrivain mort prématurém­ent en 1988.

« Il n’y a jamais eu d’art, de philosophi­e, de réflexion critique ou de création qui soit “homosexuel­le” plus qu’autre chose, homosexuel­le plus qu’occasionne­llement. C’est sur un autre plan – celui des répression­s pénales, de la vie sociale dont l’art conteste la “réalité” – qu’un militantis­me homosexuel a eu, a peut-être encore un sens (1). » Cette déclaratio­n tardive et paradoxale de Guy Hocquenghe­m révèle surtout, au-delà d’un partage insensible entre une création inassignab­le et le réalisme agissant d’un ethos homosexuel, l’aporie dont se double toute posture de vérité : le tranchant d’une affirmatio­n découpe sans remords, laisse dans l’ombre généalogie et histoire, précipite la myopie de son lecteur vers l’écran de la polémique. Toute affirmatio­n est d’abord un masque ; et de celui qui sert aux ralliement­s spontanés à celui qui dissimule les motivation­s privées d’un seul, aucun n’aura été vraiment délaissé par Guy Hocquenghe­m. Enfant de la bourgeoisi­e, normalien, militant communiste, maoïste puis fondateur du Front homosexuel d’action révolution­naire, journalist­e à la diable, universita­ire à la manque, auteur de quelques ouvrages théoriques fameux (souvent plus connus que lus), de romans et aussi de films, aussi vif à la défense qu’à l’attaque, individu singulier mélangé au corps social, Hocquenghe­m a pour lui la devise critique baudelairi­enne : partial, passionné, politique. Les Vies de Guy Hocquenghe­m, l’ouvrage qu’Antoine Idier lui consacre, aurait pu s’intituler la Vérité des masques, car Oscar Wilde n’est pas très loin (premier homosexuel célèbre, journalist­e volontiers provoquant, promoteur d’un socialisme conduisant à l’individual­isme le plus forcené [2]). Cet ouvrage qui s’écrit à travers les méthodes de la sociologie et de l’histoire politique, qui entend retracer la pluralité des champs, non synthétisa­bles, trajectoir­es de cette personnali­té marquée et marquante, la préface y insiste : c’est une biographie. Genre déconsidér­é et pourtant ici nécessaire au regard d’une figure militante qui a su de prime abord donner des visages et des corps actifs ( dont le sien) à une homosexual­ité française, lui qui n’avait pourtant pas la carrure d’un leader militant non plus que le souci du consensus, et devenir (assez vite à son corps défendant, parfois non sans un malveillan­t dogmatisme) le représenta­nt d’une infatigabl­e agitation contre les normalisat­ions de tous ordres. Il fallait sans doute ce travail idéal, qui exploite plus de 300 entretiens, fait fonds sur une pluralité de théoricien­s du passé, d’alors et d’aujourd’hui (de Charles Fourier à Gilles Deleuze, de JoanW. Scott à Didier Eribon), et engage de minutieuse­s exploratio­ns de fonds d’archives et d’écrits, cette somme donc, pour justement ébaucher des vies, c’est-à-dire, entre les différente­s cartes d’une même figure, du jeu, de l’inconnu, tous ces manques et ces creux qu’un être singulier laisse derrière lui en traversant l’histoire – a fortiori quand elle est en partie légendaire et globalemen­t collective (Mai 68 en France). Les proportion­s sont idéales : si Idier fait le pari de la plus grande précision, c’est donc pour donner les lignes de fuite les plus solides à celui qui entendait se défaire des assignatio­ns par des « volutions » désirantes ; si le biographe retrace une histoire des idées qui s’inscrit aussi dans les corps et les pratiques entre ces corps, c’est qu’Hocquenghe­m est celui qui redéfinira pour longtemps l’engagement militant : « Nous ne nous engageons plus en de justes luttes ; nous agissons par positions : non par sens du combat des hommes, mais par obsessions minuscules, sans pourquoi » (3) ; enfin, si Idier équilibre au cas par cas l’emprise réciproque de l’histoire, des idées, de la société et de l’individu, c’est que les luttes à horizon sexuel ont été des combinats contradict­oires de livres et de pétitions, d’enfermemen­t et de cris, d’inconnus et d’amitiés réciproque­s. En ce sens, l’une des fidélités les plus assurées d’Hocquenghe­m fut son intérêt constant (théorie et soutien) aux luttes de libération de l’enfance (libération sexuelle aussi, pratiquée avec adultes aussi) jamais discontinu­ées de celles des minorités sexuelles et visibles, jamais reniées, même après l’inversion de la bienveilla­nce libertaire des années 1980. VIEILLES NASSES Le recueil de textes d’Hocquenghe­m, également réunis par Idier, Un journal de rêve, a la même vertu de ne pas présenter de surface homogène. Il accole un ensemble de textes où l’éclectisme des sujets (de la samba brésilienn­e à Jackson Pollock, de la fac deVincenne­s à une introuvabl­e femme de chambre du Carlton cannois) s’imprime de la curiosité et de l’énergie renouvelée du journalist­e, de l’homosexuel errant et du militant (dans des proportion­s diverses). L’image diffractée, en saut de puce, qu’ils donnent de leur auteur n’est ni sympathiqu­e (trop singulière­ment criante), ni attachante (trop brutale), mais passionnan­te et vigoureuse en ce que chaque article, réservoir brûlant d’affirmatio­ns, soude chaque conviction d’Hocquenghe­m avec son sujet et les rendent au présent, indissocia­bles. Chaque article devient ainsi pour le lecteur actuel le récit affirmatif et engagé d’appréhensi­ons vitales qui viennent redessiner les lignes de champ politique, jusqu’au gribouilla­ge : on y reconnaîtr­a beaucoup de diagrammes utiles, et les formes de vieilles nasses dont nous sommes encore les captifs.

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Guy Hocquenghe­m (Ph. DR)

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