Ruwen Ogien toujours recommencer
Témoignage, récit, roman d’un homme atteint d’un cancer, le livre du philosophe Ruwen Ogien combat le « dolorisme ».
« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer », déclarait André Gide. Cela vaut certainement pour tout et à propos de n’importe quoi. Mais la remarque s’applique particulièrement à certains sujets dont on a le sentiment que nul ne veut jamais rien entendre de ce qui, pourtant, en a déjà été cent fois dit et répété. Je doute que quiconque soit capable d’une idée vraiment neuve dès lors qu’il est question de la souffrance, de la maladie, de la mort dont traite le récent livre de Ruwen Ogien et qu’aucun être humain ne peut durablement ignorer. Mais la vérité à laquelle de telles extrémités nous confrontent est si insupportable, si irrecevable, qu’à peine énoncée, elle devient aussitôt inaudible. On l’oublie, on finit même par oublier qu’on l’a oubliée. Comme si rien n’avait été dit. Ce qui oblige à se répéter – même si c’est sans espoir d’être durablement entendu. J’en ai fait l’expérience il y a vingt ans lorsque j’ai écrit mon premier roman, l’Enfant éternel, dans lequel j’évoquais les mythologies de la maladie et celles du cancer, partais dans une petite croisade personnelle contre la religion de la résilience et la doxa du deuil. J’ai été lu alors mais j’ai eu l’impression que les thèses que contenait ce premier livre, en raison de la forme romanesque que je leur avais donnée, étaient passées inaperçues. C’est pourquoi, dix ans plus tard, j’ai cru nécessaire de reprendre la même démonstration avec un essai, Tous les enfants sauf un, où je dénonçais à nouveau le tabou qui pèse sur la maladie et la manière dont on ostracise ceux qui en sont les victimes, voulant à tout prix donner un sens – et donc une justification – au sort qu’ils subissent. Mais, bien sûr, je n’ai pas eu le sentiment que ma parole portait davantage la seconde que la première fois. Je n’étais pas le premier à parler de tout cela. De même, Ruwen Ogien ne sera pas le dernier à l’avoir fait. D’autres viendront après lui qui s’imagineront, en toute bonne foi, comme ce fut d’ailleurs mon cas, découvrir ce qui depuis bien longtemps était déjà su de tous avant eux. Une vérité, comme celle à laquelle la maladie nous force, frappe nécessairement la conscience comme quelque chose de totalement neuf et à quoi rien ne la préparait. Dès lors qu’on en fait l’expérience, à chaque fois, on se convainc sans mal que c’est pour la première fois. Et en un sens, c’est vrai. C’est pourquoi, sans doute, il ne peut y avoir de discours vrai sur la maladie qu’à la première personne du singulier. Nul ne peut en parler autrement qu’en son nom propre. Tout propos d’une autre nature manque son objet en refusant de se laisser affecter par lui, en prétendant instaurer avec lui une distance qui, du même coup, vide l’expérience de son effarante dimension subjective. La grande justesse du livre de Ruwen Ogien dépend du point de vue que le philosophe y adopte, qu’il accepte, qu’il revendique même. Loin de se donner pour un traité, son texte prend la forme d’un témoignage, d’un récit, d’un roman. L’auteur y raconte sa maladie, le cancer dont il souffre. Il se fait le chroniqueur de l’aventure à la fois exceptionnelle et banale qu’il vit et qui relève, comme il le note, tantôt du drame et tantôt de la comédie. Parmi tous les livres qui ont précédé le sien, qu’il discute et qu’il cite – certains remarquables : la Maladie comme métaphore de Susan Sontag ; d’autres plus que douteux : Mars de Fritz Zorn –, il en est un auquel celui de Ruwen Ogien fait particulièrement penser. Il s’agit de la Leçon d’anatomie de Philip Roth. Affligé d’une douleur que nul ne comprend et que rien ne soulage, le héros du romancier américain s’insurge contre la manie qu’ont les hommes de vouloir donner un sens à la souffrance : « Tout le monde veut rendre la douleur intéressante – d’abord les religions, ensuite les poètes, et enfin, refusant de rester à la traîne, les médecins euxmêmes s’y sont mis avec leur obsession psychosomatique… Impossible de souffrir seulement de la douleur, il faut encore souffrir de sa signification. » UN PAMPHLET Telle est la thèse que Ruwen Ogien reprend à son compte. Et il est extraordinairement salutaire qu’il le fasse. À ce titre, son témoignage – en raison de la pensée qu’il y défend à chaque page – constitue également un précieux manifeste dirigé contre la superstition toujours renaissante qui entend justifier le mal en lui donnant un sens : un pamphlet, voltairien par l’esprit, s’opposant par l’exercice d’une pensée lucide, ironique et acérée au vieil obscurantisme qui triomphe partout sous des formes faussement nouvelles et que le philosophe baptise justement du nom de « dolorisme ». Il n’est pas indifférent que, partout où il le peut, l’esprit des Lumières brille dans l a nuit des savoirs mensongers et des croyances trompeuses. C’est pourquoi il faut impérativement avoir prêté l’oreille – aussi inaudible qu’il paraisse – au propos que nous tient le conte immémorial et pourtant toujours terriblement neuf que nous adressent ces nouvelles Mille et Une Nuits. Je n’oublie pas, enfin, que le livre de Ruwen Ogien est aussi celui d’un homme qui, les yeux ouverts, voit s’approcher de lui, avec un courage qui lui fait honneur, le moment de sa fin. Sans doute est-ce notre sort à tous. Mais il n’empêche qu’il prend à chaque fois un sens différent pour chacun. Je pense à cette phrase de Kierkegaard qui me semble donner son sens au titre qu’il a choisi pour son livre : « Comme il est vrai, le mot que j'ai souvent dit sur moi, que comme Shéhérazade sauve sa vie en racontant des histoires, ainsi je sauve la mienne ou la maintiens à force d'écrire. »