LES CHASSES DE CAROLINE LAMARCHE
Caroline Lamarche Dans la maison un grand cerf Gallimard, 131 p., 12,50 euros
La mort du père : le sujet a été mille fois traité par la littérature, de la plus classique à la plus contemporaine. Née en 1955, l’écrivaine belge Caroline Lamarche explore finement cette thématique, la reliant à celle de la passion amoureuse: « La mort de mon père m’avait plongée dans un pays glacé dont seul l’amour de M me sauvait, sa puissance addictive, ma docilité en réponse. » Plus loin : « Neuf est le chiffre des ans depuis la mort de mon père, neuf le nombre des années passées avec M, et au fil de ces neuf ans, j’ai pensé tous les jours à mon père comme à un antidote aux complications de l’amour. » C’est ici moins la singularité du thème que celle de son traitement qui fait l’intérêt du récit. Rien, dans ce beau livre, qui soit net, qui soit clair ; tout est entaché par le motif de la chasse. Caroline Lamarche a ce talent de créer par les mots, matériaux, non outils de sa prose, un monde d’une irréalité toute poétique, quelque chose d’une écriture symboliste, de grande maîtrise stylistique. Elle joue d’ailleurs, pour en tirer un autre sens, plus profond, de la comparaison cynégétique : « Comme le chasseur chasse, tue et démembre, ainsi je le suppose avons-nous été chasseurs, M et moi, chacun poursuivant, abattant, démembrant l’autre et dans ce mouvement se poursuivant, s’anéantissant, se déchirant soi-même. » Au terme juste, visuel, fait écho orchestration verbale, métaphore. Bien plus que de vai n s j eux sémantiques : une quête de l’équilibre comme principe d’écriture. Et, surtout, un univers dépeint dans l’alternance des rythmes, au surgir d’un bois, d’une prairie, d’un lac, prenant corps, hors lieu, au fil de ces 131 pages mêlant réel et imaginaire en une respiration fluide. Sur ces paysages remémorés, sensoriels, faits d’infimes détails, s’esquisse un portrait, encore flou, du père alors vivant ; toute une intimité, visuelle, subtilement sonore, ressuscitée à l’appel des mots.
LYRISME SANS CONCESSION On est là face à un roman de forte orchestration, qui travaille la sensibilité, l’intelligence, et peut à ce titre se prévaloir d’une portée cathartique. La phrase, dans sa construction, apporte sa pierre aux thèmes principaux du texte, y concourt dans un système stylistique où fusionnent fond et forme. Souffle où tout s’enchevêtre – présent, passé, monologues intérieurs, poussée narrative – pour mieux s’inclure, s’entrelacer, créant continuité des temps, des espaces. Si poésie il y a, c’est ailleurs qu’il faut la trouver : dans ce qui manque, dans les blancs de la parole, dans des effets de tempo, supposant qu’on scande le récit. L’auteure désagrège ici toute compacité romanesque, pour la redéployer dans un phrasé voguant de terre en ciel, captant l’oeil autant que l’oreille, en confusion des sens ; demeure cet indéfinissable, impalpable, pourtant présent à chaque ligne, conjurant la banale et simple narration pour aller vers une prose autrement plus complexe. Lyrique, Caroline Lamarche ? Joliment. Mais d’un lyrisme sans concession, âpre, ancré dans un réel rugueux, contre lequel bêtes et personnages s’écorchent. Caroline Lamarche cisèle la matière brute, pour, lui donnant forme, l’exorciser. Densité du propos, qui suggère sans révéler, posant à peine les jalons d’un dénouement ; ligne mélodique, qui, par la musique qu’elle développe, fait entendre, in fine, une harmonie. Comme si l’écriture s’apaisait pour prendre forme de continuum, au rythme d’une sérénité retrouvée.