LE CINÉMA-ET-LES-AUTRES-ARTS
La Part de l’oeil n°30 256 p., 39 euros
Exposé, perméable aux autres arts, le cinéma chahute depuis les années 1990 la nette et commode démarcation entre salles obscures et cimaises de musées. Le cinéma (s’il l’a jamais été) n’est plus une machine… célibataire. Il est désormais appareillé, enrichi d’un suffixe: on s’attache à présent au « cinéma-et-les-autres-arts ». Cette formule renouvelle, dans son étrangeté même, la réflexion théorique sur le rapport du cinéma à la narration, sa réception, sa spatialité et ses inspirations artistiques et littéraires. Le cinéma « tout court » était déjà un mystère pour Jean-Luc Godard, rappelle Bruno Goosse dans son « prélude » à la Part de l’OEil n°30, consacré à l’amorce de la pellicule / le début du film. L’élargissement est salutaire et c’est ce dont témoigne ce dossier qui relance la réflexion portée, entre autres, par Jean-Christophe Royoux (sa notion de cinéma d’exposition développée dans les années 1990), Dominique Païni ( le Temps exposé, 2002), Raymond Bellour ( la Querelle des dispositifs, 2012) et Jacques Aumont ( Que reste-t-il du cinéma ?, 2012). C’est d’ailleurs l’occasion de repenser, avec ce dernier, « l’opération figurative en cinéma », la tentation du pur plaisir optique de l’image censé contredire la vocation du film à la fiction réaliste. Démontrant que le cinéma n’est pas qu’un art narratif, les études de cas de Clélia Nau sur les films-paysages deTacita Dean et de Chakè Matossian, qui piste les fantômes de la poésie de William Blake dans Dead Man de Jim Jarmusch, dévoilent la nature hybride de plans cinématographiques perméables à la picturalité et à l’art graphique. Autre caution de vitalité intellectuelle, la figure de Walter Benjamin est convoquée par les philosophes Jean-Louis Déotte et Christian Ruby pour mettre l’accent sur l’expérience collective de la foule de cinéma, faite d’hypersensibilité et de distraction, sur l’immersion des spectateurs dans l’architecture urbaine. Il s’agit, chez le premier, d’analyser un mode de perception commun au cinéma et à l’architecture et, chez l’autre, de proposer une vision plus positive du spectateur contemporain de l’oeuvre d’art, émancipé par le cinéma « des rituels de l’Art » fondés sur le classique jugement esthétique kantien. La contribution de Luc Vancheri, sous-tendue par l’impératif d’une interrogation politique, conclut sur l’urgence de dépasser les positions antagonistes de la querelle des dispositifs (la défense moderniste d’une ontologie du dispositif cinéma, d’une part, et la constante actualisation de diverses formes flottantes de l’expanded cinema, d’autre part). Il réaffirme ainsi la force du cinéma comme « art des possibles » que sa pluralité devrait préserver de l’absorption dans une culture consumériste du divertissement généralisé. Le deuxième volet de la revue, né d’une journée d’étude sur « Mikhaïl Bakhtine et les arts » organisée à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, mêle théorie littéraire, sémiotique, linguistique et arts pour revaloriser les apports du théoricien russe et la fécondité de sa mise en relation avec Deleuze, Guattari et Althusser. Alexander Streitberger démontre la richesse des croisements interdisciplinaires en interprétant le genre du portrait chez Jeff Wall à la lumière du concept bakhtien du « rire réduit », comme coupe anatomique acerbe des travers et tics de la société moderne. Rappel précieux : au-delà des conventions esthétiques, la puissance de l’art réside prioritairement dans ses réponses au contexte socio-historique.