QUAND LE MONDE S’EST FAIT NOMBRE
Olivier Rey Quand le monde s’est fait nombre Stock, 328 p., 19,50 euros
Invité à donner une conférence à São Paulo en 2013, je profitai d’un après-midi libre pour découvrir la mégapole, tendue entre la forêt de ses gratte-ciels et la mer étale des favelas. Ma conférence donnée, je rejoignis des amis ethnologues au nord de Belo Horizonte. Je fis alors du troc avec deux chamans de la tribu des Machaxali. Un drame venait d’avoir lieu : la moitié de leur village s’était réveillée un matin pour découvrir que l’autre moitié avait disparu pendant la nuit. La cause de ce phénomène était simple et mon périple dans la mégapole m’apportait l a solution que mes amis n’avaient pas à l’esprit : le village indien était devenu trop important et, par un étrange phénomène de scissiparité sociale, s’était scindé en deux parts. Je tenais ainsi les deux bouts de l’aventure humaine. C’est du moins ce que m’a fait comprendre le dernier essai d’Olivier Rey, dont le précédent livre, Une question de taille, portait sur la démesure humaine et la folie des grandeurs. Quand le monde s’est fait nombre se lit lui aussi comme un roman. Mais il précise l’angle, mettant au jour les raisons de l’« explosion statistique » qui eut lieu dans la première moitié du 19e siècle, quand « un déluge de nombre s’abattit sur l’Europe ». Cette révolution de la « nombrification », ou de la quantification de la vie sociale, éclatait au grand jour : la « masse » s’imposait comme la nouvelle forme des sociétés humaines, au moment où les individus « romantiques » se croyaient plus que jamais singuliers. C’est toute l’ambivalence des modernes. La mesure numérique de notre monde n’est pas l’effet d’on ne sait quel châtiment ; elle n’est pas non plus la conséquence d’une mécanisation du réel, d’une avancée conquérante et dévastatrice de la science. Elle est le symptôme d’un changement radical dans la nature des rapports que nous entretenons avec nos semblables. TOTALITÉ PERDUE L’auteur tente une généalogie de l’« enthousiasme statistique » qui fait l’oxymore de notre époque. Il décrit le noeud où nous sommes pris, nous qui ressemblons d’autant plus aux autres que nous prétendons nous en distinguer. Nos affirmations subjectives, qui sont allées croissant depuis le 13e siècle, se sont accrues entre la Révolution française et la Révolution industrielle. Elles ont alors fini de disloquer les anciennes communautés pour en abstraire des individus corpusculaires, dorénavant appelés à « faire société ». Ce n’est plus le primat du nous qu’on peut diviser jusqu’à l’insécable individu, mais celui des individus séparés et obligés de se rassembler pour constituer un nous. Les communautés, pour reprendre l’idée du philosophe et sociologue allemand FerdinandTönnies, plusieurs fois croisé dans l’ouvrage, sont devenues des sociétés. Ainsi les déluges de chiffres par lesquels nous quantifions la vie sociale (taux de croissance, courbe de chômage, indices de Bourse ou de délinquance…) ne sont que l’image d’une totalité perdue que nous tentons de reconstruire, l’accablant de tous les maux au moment même où nous la sommons de nous éclairer sur une nature qui nous échappe. « Telle est donc la situation, conclut l’auteur, plus les subjectivités s’affirment dans leur transcendance par rapport aux réalités empiriques, plus l’objectivité devient nécessaire pour organiser leur coexistence. » Mais il suffirait d’un rien pour sortir de ce filet où nous nous sommes laissés prendre. Le lion attend son rat.