BONS BAISERS DE FRANCE GREETINGS FROM FRANCE
Faut-il rappeler le rôle des entreprises dans le façonnage de notre culture visuelle ? Aujourd’hui, ce sont Google, les points de vue et les images de Google Street View et de Google Earth. Hier, c’étaient des éditeurs photographes et des imprimeurs qui changeaient notre appréhension du monde en diffusant massivement leurs produits. À sa mesure, la firme LAPIE en faisait partie. Fondées en 1948, Les Applications Photographiques d’Industrie et d’Édition se spécialisèrent dans la photographie aérienne. Cette dernière n’était alors pas une nouveauté, mais elle connut après-guerre un essor sans précédent qui s’explique par la mise à disposition de moyens – des avions de reconnaissance laissés en France par les Américains – et une forte demande pour ce type d’images à l’époque des Trente Glorieuses et du développement du tourisme de masse. LAPIE étant une entreprise, elle cherchait à rentabiliser ses prises de vue. C’est pourquoi on les retrouvait indifféremment dans un manuel scolaire de géographie, un ouvrage grand public comme Au-dessus de la France de Marc Vincent (1958), au recto d’une carte postale, seule, ou reprise avec d’autres dans une carte dite « multivues ». Largement diffusées, les cartes postales aériennes de LAPIE – ou celles des concurrents, dont Combier (CIM) – introduisirent un nouveau rapport à l’espace, mais aussi, dans une certaine mesure, au temps. Leur valeur commerciale reposait, en effet, sur une double exigence : être suffisamment intemporelles pour être commercialisées le plus longtemps possible mais, surtout, offrir une représentation correspondant à la réalité du site au moment où la carte est mise en vente. L’image rendait ainsi compte des transformations rapides du territoire. Le déclin de LAPIE ne se fit pourtant pas attendre. Il est dû à la saturation du marché, menace fréquente pour cette industrie instable qui avait connu, en 1905- 06, un premier « krach de la carte postale ». LAPIE cessa son activité en 1965, son fonds fut acheté en 1972 par les Archives nationales où il est aujourd’hui mis en valeur par la récente Mission photographie (1). Sandrine Bula et Marie-Ève Bouillon, qui la composent, lui consacrent une vitrine sur le site parisien de l’hôtel de Soubise. Il est peu dire qu’elle tranche avec les parchemins et les sceaux qui l’entourent. Elle comprend les différents types d’objets qui constituent le fonds : des matrices de production aux produits éditoriaux en passant par les catalogues des représentants et de beaux tirages couleur d’époque. Elle insiste sur la coloration spécifique des cartes postales par l’application de couleurs artificielles, au pochoir et en offset, sur des cartes noir et blanc. Les aplats colorés coïncident souvent mal avec le motif. La gamme est restreinte mais les couleurs sont vives. Elles témoignent de l’idéalisation du paysage et du souvenir de vacances dont ces cartes postales sont porteuses. Elles suggèrent aussi un travail d’interprétation. Trois cartes postales du Mont-Saint-Michel, issues de la même matrice, donnent ainsi une image assez différente, tantôt lumineuse, tantôt mystérieuse, du site touristique. On chercherait pourtant vainement l’expression d’un style, tant ces vues aériennes sont conventionnelles. Le sujet est centré et contextualisé, l’horizon présent – sauf quand la carte pointe un bâtiment spécifique –, le ciel dégagé et les ombres peu marquées. Aucun opérateur ne se distingue et les différences semblent insensibles d’une entreprise à l’autre.
LES SIGNES DE L’UTOPIE
Cette homogénéité a sans doute servi Mathieu Pernot qui, à l’invitation des Archives nationales, s’est saisi de ce fonds. À Pierrefitte, son travail sur la matière même de l’archive est composé de 405 cartes postales agencées selon le principe du « dorica castra », ou « marabout bout de ficelle », appliqué à l’image. Ce n’est ici pas la dernière syllabe d’un mot qui devient la première du suivant, mais l’élément d’une carte qui se prolonge dans la carte voisine, créant ainsi une continuité visuelle. Il peut s’agir de littoraux, de montagnes, de fleuves, de voies ferrées et de routes, ou de tout autre détail. Mathieu Pernot, qui a déjà travaillé à plusieurs reprises avec des cartes postales, s’est glissé dans le fonds pour en montrer la diversité, mais aussi les manques, souvent inexpliqués, comme Paris, la Corse ou les Dom-Tom, qu’évoquent les zones laissées blanches de sa « carte ». La couverture du territoire ayant sinon été quasi systématique, le fonds LAPIE documente précisément la France métropolitaine des années 1950-60. Il rend aussi compte, par les choix éditoriaux, de l’image qu’on s’en faisait ou qu’on voulait en diffuser. Il révèle un imaginaire de la modernité et du progrès qui insiste sur la Reconstruction, les nouvelles formes de l’habitat – grands ensembles, lotissements pavillonnaires –, les infrastructures de transport comme l’autoroute, les nouveaux lieux de loisir et d’éducation, les usines... Le fonds montre tous les signes d’une utopie qui s’est, depuis lors, largement retournée. Mais il ne néglige pas pour autant les sites patrimoniaux ou naturels et le pittoresque des petits villages. En parvenant à télescoper une barre HLM et un château Renaissance, Mathieu Pernot les fait coexister comme ils coexistent dans la réalité. Il redonne toute sa complexité au territoire sinon fragmenté par sa mise en carte postale. Documentaires, les raccourcis qu’il propose sont aussi ludiques, quand il juxtapose une série de ronds-points – autre signature de l’époque – qui conduisent à un cimetière, ou contemplatifs, quand il joue des différents bleus de la mer pour offrir une variation chromatique des plus abstraites. Dans la cour de l’hôtel de Soubise, Mathieu Pernot a appliqué le principe i nverse – nommé l ogiquement « straca carido » . Il a repris deux cartes postales de bord de mer qu’il a, cette fois, fractionnées et agrandies. On y voit des silhouettes tournées vers l’avion qu’elles saluent parfois. Pour sûr, ces témoins des Trente Glorieuses nous adressent leurs meilleurs souvenirs.
« En avion au-dessus de... » Dialogue entre Mathieu Pernot et le fonds LAPIE, Archives nationales, Paris et Pierrefittesur-Seine, 4 avril - 19 septembre 2017. Livre à paraître cet été chez Filigranes. Surely we all know about the role of business in shaping our visual culture. Today, it’s the turn of Google Street View and Google Earth. Yesterday,itw as photographe rpublishers andprinterswho changed our vision of the world by the mass dissemination of their images. In its own modest way, LAPIE was one agent of this process. Founded in 1948, Les Applications Photographiques d’Industrie et d’Édition specialized in aerial photog ra ph y.Thisw as nota novelty at the time, but it enjoyed unprecedented growth after the war because of the new resources (reconnaissance planes left in France by the Americans) and the strong demand for this kind of image in the Trentes Glorieuses, the three decades of postwar prosperity, which saw the development of mass tourism. LAPIE being a business, it naturally sought to make money from its photos. That is why they were as likely to be published in a school geography textbook, a popular book like Au-dessus de la France by Marc Vincent (1958), or in postcard form, alone, or among others in a so-called “multiview” card. Widely distributed, LAPIE’s aerial views, orthoseoftheir ri vals, including Combier (CIM)—introduced a new relation to space, but also, to a certain extent, to time. Their commercial value rested, in effect, on a double requirement: being sufficiently timeless to be commercial viable for as long as possible but, above all, offering a representation corresponding to a reality of the site at the moment when the postcard was put on sale. These images thus reflected the rapid transformation of the territory. The decline of LAPIE was not long in coming, however. This was due to the saturation of the market, a frequent threat of this unstable industry that had seen its first “postcard crash” in 1905-06. LAPIE closed down in 1965 and its stock was purchased in 1972 by the Archives Nationales, where it is now being valorized by the recent Mission Photographie,(1) for which San-
drine Bula and Marie-Ève Bouillon have created a vitrine at its Parisian space of the Hôtel de Soubise. It is an understatement to say that this display contrasts with the parchments and the seals surrounding it. It comprises the different kinds of objects that constitute the collection: from production patterns to publishing products, via sales catalogues and fine vintage color prints. It emphasizes the specific coloration of the postcards by the application of artificial colors by stencil or offset on black-and-white cards. The zones of color are often out of synch with the motif. The range is limited but the colors are bright. They embody the idealization of the landscape and holiday memories that these postcards were designed to promote. They also suggest a process of interpretation. Differently colored, three postcards of Mont Saint-Michel, from the same negative, each give a rather different image of the tourist site, sometimes luminous and sometimes mysterious. But we would struggle to find the expression of a style here, so conventional are these views. The subject is centered and contextualized, the horizon present—except when the card shows a specific building—the sky clear, and the shadows light. It is impossible to recognize the signature of a given cameraman, and the differences between each set of images are hard to find.
THE SIGNS OF UTOPIA
This homogeneity no doubt served Mathieu Pernot who, at the invitation of the Archives Nationales, has worked on this collection. In Pierrefitte this has resulted in 405 postcards organized according to the principle of the “dorica castra” or visual association, applied to the image. But here it is not one word that leads to another, but one element in one card that is continued in another, thereby creating a visual continuity. These elements may be coastlines, mountains, rivers, railways and roads, or any other detail. Mathieu Pernot, who had already worked with postcards on several Mathieu Pernot. « Dorica castra ». 2016. 220 x 560 cm (détail). occasions, has dug into the collection in order to show its diversity, but also the gaps and absences, like Paris, Corsica or the overseas territories, evoked by the blank areas on his “map.” But since the coverage of the territory was otherwise pretty much systematic, the LAPIE collection precisely documents the metropolitan France of the 1950s and 60s. The editorial choices also show the images that people had of France, or wanted to convey. It reveals an imaginary vision of modernity and of progress which puts the emphasis on reconstruction, the new forms of habitat—apartment blocks, housing estates—and transport infrastructures such as expressways, the new places of leisure and education, factories, etc. The collection shows all the signs of a utopia that, since then, has been generally discredited. But nor does it neglect historic or natural sites, and picturesque small villages. By managing to telescope a housing block and a Renaissance château, Pernot has them coexist just as they coexist in reality. He thus brings out all the complexity of the territory that was fragmented by the postcard format. His connections are documentary but also playful, as when he shows a series of roundabouts—another signature of the period—that lead to a cemetery, or contemplative, when they play on the different blues of the sea to produce an extremely abstract chromatic variation. In the courtyard of the Hôtel de Soubise, Mathieu Pernot has applied the opposite principle, logically called “straca cardio.” He has taken two postcards of the seaside, which he has fragmented and enlarged. We see figures watching an airplane, some of them waving. Greetings from the Trentes Glorieuses.
Translation, C. Penwarden (1) “En avion au-dessus de...,” Dialogue between Mathieu Pernot and the Fonds LAPIE, Archives Nationales, Paris and Pierrefitte-sur-Seine, April 4–September 19, 2017.