Afrique : feu d’artifice, et après ?
African Perspectives
Divers lieux / Printemps et été 2017 Pourquoi l’Afrique est-elle aussi présente sur la scène artistique parisienne ce printemps ? Pas de saison organisée par le ministère de la Culture ou le Centre national des arts plastiques – la chose est en général réservée à un pays plus qu’à un continent. Il s’agit plutôt d’un faisceau d’événements se « produisant » au même moment, et qui rappelle d’une certaine manière l’intérêt soudain porté aux artistes russes et chinois il y a quelques années.
L’actualité a dû se cristalliser et les projets s’agréger les uns aux autres ce printemps : la Fondation Louis Vuitton vient d’inaugurer une exposition sur la scène artistique en Afrique du Sud et une autre de la collection Pigozzi ; la Villette et la gare SaintSauveur de Lille montrent deux expositions de Simon Njami, sur une initiative de Dominique Fiat, consacrées aux thèmes de la ville et du voyage ( Afriques capitales et Vers le cap de Bonne-Espérance) ; la Galerie des Galeries, aux Galeries Lafayette, présente le Jour qui vient de MarieAnn Yemsi, qui a aussi organisé un « Focus Afrique » dans la foire Art Paris… Un grand nombre de galeries et de lieux qu’il serait fastidieux d’énumérer ont des programmes liés à l’Afrique.
DES ÉPOQUES
En France, c’est Magiciens de la Terre (1989) qui a vraiment jeté un pavé dans la mare. Très mal reçue par la critique sur le moment, l’exposition a été peu relayée dans les musées au cours des années suivantes. Il a fallu attendre 2004 pour que Africa Remix soit présentée à Düsseldorf puis à Paris, au Centre Pompidou, sous l’égide de Simon Njami. Beaucoup d’artistes ont été montrés là, dont les noms circulent encore largement au- Rigobert Nimi. « Station Vampires», 2013. Matériaux divers. Exposition « Être là », Fondation Louis Vuitton. (Coll. Pigozzi ; Ph. M. Aeschimann) Ci-contre / right: Hassan Kahn. Exposition « Afriques capitales ». Paris jourd’hui : Pascale Marthine Tayou, Abdoulaye Konaté, Kendell Geers… Comme le souligne Jean-Hubert Martin à propos de la première station de l’exposition à Düsseldorf (dont il était commissaire), les attentes du public ont été beaucoup plus fortes et la réception de l’exposition meilleure. Ce travail ne s’est pas pour autant prolongé au Centre Pompidou, ni par des acquisitions pour combler certains manques, ni dans la programmation – au contraire de la Tate qui a récemment recruté deux commissaires spécialistes de l’Afrique.
DES HISTOIRES
Ce que montrent ces différentes expositions, visibles aujourd’hui à Paris, est moins une histoire que des histoires. Il n’existe pas d’« art africain », mais une multitude de créations sur des territoires qui sont chacun aussi divers que complexes. La collection Pigozzi a été constituée par Jean Pigozzi, l’héritier des automobiles Simca, avec André Magnin. Ils se sont rencontrés à l’occasion de Magiciens de la Terre, dont André Magnin était l’un des commissaires. On retrouve, dans la collection, des artistes de divers pays du continent, comme Romuald Hazoumè, Bodys Isek Kingelez, Frédéric Bruly Bouabré… Jean Pigozzi n’a jamais été en Afrique, il le répète comme une provocation, mais il a eu un oeil et le goût d’une aventure. Trois critères devaient être remplis : être un artiste d’Afrique noire, qui vive et travaille sur place – pas d’artistes de la diaspora ni du Maghreb donc. Ceux qu’il a choisis sont le plus souvent des autodidactes qui s’inspirent d’objets de la vie quotidienne. Il y a peu d’artistes du Nigéria, où une véritable scène artistique s’est pourtant développée depuis quelques années. Et le monde de « l’art contemporain » est finalement assez éloigné de celui dont il est ici question. L’apparition d’internet a modifié cet équilibre entre les deux hommes qui, à partir de 2009, ont continué leur route chacun de leur côté. En 1991, naissait la Revue Noire, créée par Simon Njami et Jean-Loup Pivin, à la fois publication et lieu d’exposition, qui a montré de nombreux artistes et formé des commissaires. C’est en partie cette histoire-là, mais aussi celle d’Africa Remix et de la dernière Biennale de Dakar dont Simon Njami était commissaire, qui se prolonge à la Villette et à Lille. Simon Njami y rassemble des artistes qui sont (presque) tous issus du continent africain. Il a transformé la Grande Halle en une ville avec rue principale, dominée par une colline, avec une agora, des coins sombres et des ruelles adjacentes. De Pume Bylex le poète, à Samson Kambalu, en pas-
sant par Jean Lamore ou William Kentridge, il montre différents visages du monde actuel. S’agit-il de discrimination positive ou d’instrumentalisation? Mais alors qui instrumentalise qui ? Après tout, il faut bien commencer quelque part, disait déjà Jean-Hubert Martin, et puis il n’est pas si rare de voir des expositions qui aient une unité géographique. À Lille, la liste d’artistes se recoupe en partie avec celle de la Villette. Un certain nombre de clichés sont déconstruits. Beaucoup d’humour ressort du salon et des photographies du Marocain Hassan Hajjaj : il montre des vendeurs ambulants de la place Jemaa El-Fna, à Marrakech, sur fond de tissus en fils de plastique colorés du Sénégal. Dans la pièce consacrée à Émilie Régnier, la peau de léopard a envahi tout l’espace. Symbole de pouvoir chez les dictateurs africains, elle est aujourd’hui présente dans toute la mode occidentale. Dans cette partie de l’exposition, le voyage est surtout intérieur, plus tourné vers l’enfer que vers le paradis. Le brasier de Freddy Tsimba en est une image explicite, et la ville sucrée de Meschac Gaba n’est pas moins inquiétante.
ÉNERGIE
Comment expliquer ces convergences? Peut-être par l’idée qu’après de longues années pendant lesquelles le sujet n’intéressait que peu de gens, les scènes artistiques de certains pays d’Afrique ont commencé à se développer. Le Maroc et l’Afrique du Sud ont toujours été en avance sur le reste du continent de ce point de vue, car ils ont à la fois des structures d’éducation et un marché de l’art. Dans d’autres pays, des individus ont lancé des initiatives qui ont atteint une envergure internationale. Le Mali accueille depuis 1994 les Rencontres de Bamako ; Bisi Silva a ouvert le Center for Contemporary Art à Lagos en 2007. L’année suivante, Sammy Baloji a créé les Rencontres Picha à Lubumbashi, Koyo Kouoh le centre d’art, bibliothèque et lieu de résidence Raw Material Company à Dakar, Moataz Nasr, au Caire, le centre d’art Darb 1718. En 2010, Aida Muluneh a lancé Addis Foto Fest, le premier festival de photographie en Afrique de l’Est. C’est à cette énergie mise en oeuvre dans tous ces pays que l’actualité parisienne fait écho en ce moment.
FOCUS
Dans ce paysage, l’Afrique du Sud occupe une place à part. Elle est d’une part le pays du continent où la scène artistique s’est le plus rapidement développée. On y trouve deux galeries à la visibilité internationale, Stevenson et Goodman Gallery (fondée en 1966). La réalité politique du pays, qui continue aujourd’hui de faire face aux suites de l’apartheid, se traduit dans les oeuvres des artistes. Il y a donc une véritable raison d’être dans la programmation par la Fondation Louis Vuitton de l’exposition Être là, concentrée sur la scène sud-africaine et avec une tonalité très politique (voir artpress n° 444). En évitant de désigner l’Afrique dans son titre, le Jour qui vient, Marie-Ann Yemsi, commissaire de l’exposition de la Galerie des Galeries Lafayette, semble attendre, comme beaucoup d’autres, le moment où les artistes africains seront montrés dans les musées du monde sans être catalogués comme tels. À Paris, c’est déjà le cas pour certains d’entre eux, représentés par des galeries comme In SituFabienne Leclerc (qui travaille aussi bien avec Otobong Nkanga que Mark Dion), ou la Galleria Continua (qui travaille notamment avec Pascale Marthine Tayou). Ces galeries-là ne faisaient pas partie du Focus Afrique de la foire Art Paris, pas plus que Stevenson ou Goodman Gallery. Cette sélection montrait des galeries exigeantes, mais qui n’ont pas encore franchi les frontières internationales, comme Afronova par exemple – tout comme il existe des galeries françaises représentant des artistes français qui rayonnent peu à l’étranger. La foire 1:54, installée à Londres et aujourd’hui à New York, a une place de choix ; elle a été pionnière en la matière. Elle rassemble des galeries du continent africain et des galeries occidentales comme In-Situ ou André Magnin. Tous l’affirment, le marché commence à se développer sur place, des collectionneurs sont en train de se former, mais les ventes se produisent aujourd’hui en grande partie à l’étranger. Alors quand viendra-t-il ce moment où les artistes du continent africain pourront être « avec » et non « à côté » des autres artistes et des autres galeries dans les musées, les expositions et les foires ? C’était le cas dans la dernière Biennale de Venise par exemple, dont le commissariat (discutable par ailleurs) était assuré par Okwui Enwesor. Espérons le moment où ce sujet n’en sera plus un dans ces termes, où cette mode de l’Afrique n’en sera plus une, parce que les modes passent. La situation actuelle a de quoi réjouir. Encore faudra-t-il veiller à ce qu’elle se prolonge, au-delà du feu d’artifice.
Anaël Pigeat Why is Africa so powerfully present on the Paris art scene this spring? It’s not because the Minister of Culture or other authorities have declared a seasonal event. Such spotlights are usually reserved for a country, not a continent. What we have is a wide variety of exhibitions occurring at the same time, recalling the sudden fascination with Russian and Chinese artists several years ago. One after another, shows and other projects with an African focus have crystallized into something of a whole this spring. An exhibition on contemporary South African art has just opened at the Fondation Louis Vuitton. Another features the Pigozzi collection. La Villette and the Gare Saint-Sauveur in Lille are each showcasing work curated by Simon Njami, at the initiative of Dominique Fiat, whose themes are the city and travel, respectively ( Afriques capitales and Vers le cap de Bonne Espérance). The Galerie des Galeries at the Galeries Lafayette is presenting Le Jour qui vient, curated by Marie-Ann Yems, who also organized the Focus on Africa segment at the last Art Paris art fair. Many galleries and exhibition spaces— too many to mention—are also mounting Africa-themed shows. Different eras, different reception It was the 1989 blockbuster exhibition Magiciens de la Terre (1989) that first awakened France to contemporary African. Poorly received by the critics at that time, there were few successors in the following years. It wasn’t until 2004 that Simon Njami’s Africa Remix hit Düsseldorf and then the Pompidou Center in Paris before moving on to other world capitals. Some of its artists were to enjoy a still growing reputation, like Pascale-Marthine Tayou, Abdoulaye Konaté and Kendell Geers. As emphasized by Jean-Hubert Martin, who was a co-curator, public
expectations ran high and this show was much better received. Still, there was no follow-up at the Pompidou, neither in terms of acquisitions to fill the gaps in its collection nor in subsequent shows, unlike at the Tate, which recently hired two curators who are Africa specialists.
MULTIPLE NARRATIVES
The various exhibitions on view in Paris right now demonstrate that there is no one single narrative concerning art in contemporary Africa. There is no such thing as “African art.” Rather, there is the art of a variety of regions, each of which is quite complex in itself. The Pigozzi collection was assembled by Jean Pigozzi, heir to the Simca automobile fortune, together with AndréMagnin. The two menmet on the occasion of Magiciens de la terre, of which Magnin was a cocurator. The collection embraces artists from the continent’s diversity of countries, including Romuald Hazoumè, Bodys Isek Kingelez and Frédéric Bruly Bouabré. Pigozzi never set foot in Africa, as he likes to tell people provocatively, but he had a sharp eye and a taste for adventure. He set three criteria for acquisitions: the art had to be from black Africa, by artists who live and work there. Excluded were artists from the African diaspora and the Maghreb (North Africa). Most of the artists he selected were self-taught, and took their inspiration from everyday objects. They include, for example, few artists from Nigeria, despite the upsurge in the art scene there over the last few years. The rise of the Web changed the previously existing equilibrium between the two men, and the collection has become less and less oriented toward today’s production. In 2009, Magnin and Pigozzi went their separate ways. In 1991 Njami and Jean-Loup Pivin launched the Revue Noire, simultaneously a publication and an exhibition space that was to show many artists and train curators. The current shows at La Villette and Lille came out of Revue Noire, to some extent, as well as Africa Remix and the last Dakar Biennale, directed by Njami. Most of the artists whose work he has assembled in Paris are from Africa. The Grande Halle has been transformed into a main street, with a hill overlooking it and a public square, dark corners and alleyways. The poet Pume Bylex, Samson Kambalu, Jean Lamore and William Kentridge present different faces of the world today. Is this a case of affirmative action or instrumentalization? But who’s instrumentalizing whom? After all, you have to start somewhere, as JeanHubert Martin used to say, even back then, and geographically-defined exhibitions are hardly a rarity. The list of artists on view in Lille overlaps somewhat with La Villette. Many of the pieces deconstruct clichés. There is much humor in Hassan Hajjaj’s living room and photos of street vendors at Jemaa El Fna square in Marrakech mounted on fabric woven from colored plastic threads from Senegal. Emilie Régnier’s room is entirely taken up by a leopard skin. A favorite symbol of power for African dictators, today it is an omnipresent motif in the West. In this exhibition segment, the voyage is mostly of the inner variety, and more headed for hell than heaven. Freddy Tsimba’s inferno is pretty explicit, and Meshac Gaba’s sugar valley is no less disturbing.
ENERGY
How can these convergences be explained? Perhaps because after long years when few people were interested in the subject, the art scenes in several African countries have begun to blossom. Morocco and South Africa have always been ahead of the rest of the continent in this sense, because they enjoy both a developed art education system and an art market. In other countries, individual initiatives have acquired an international stature. Bamako, in Mali, has hosted an important biennial since 1994. Bisi Silva founded the Center for Contemporary Art in Lagos in 2007.The following year, Samy Baloji started the Rencontres Picha in Lubumbashi; Koyo Kouoh established Raw Material Company, an art center, library and artist’s residence in Dakar; and in Cairo Moataz Nasr created the Darb 1718 at center. In 2010, Aida Muluneh ini- tiated the Addis (Ababa) Foto Fest, East Africa’s first photography festival. Today’s African art activities in Paris are powered by the energy now at work in all these countries.
FOCUS
South Africa differs from the continent‘s other countries in the rapidity with which its art scene has developed. It is home to two world-class galleries, the Stevenson and Goodman (founded in 1966). The somber political reality in a country still struggling with the legacy of apartheid is reflected in the work of its artists. It was particularly appropriate that the Fondation Louis Vuitton mounted the highly political exhibition Etre là devoted to the South African art scene (see artpress no. 444). By omitting any explicit mention of Africa in the title of her exhibition Le Jour qui vient, Marie-Anne Yemsi, curator at the Galerie des Galeries Lafayette, seems to hope, like many other people, that the moment will come when the world’s museums will welcome African artists without confining them to African artist shows. That’s already the case in Paris for a few of them, represented by galleries like In Situ-Fabienne Leclerc (which represents Otobong Nkanga as well as Mark Dion), and the Galleria Continua (which works with Pascale Marthine Tayou, among other artists). These particular galleries did not take part in the Focus on Africa segment of the Art Paris fair, nor did the Stevenson or Goodman galleries. The fair’s selection comprised galleries that have high standards but have not broken through abroad, like Afronova, for example, just as there are French galleries representing French artists who have little following internationally. The 1:54 art fair in London and now New York belongs to a somewhat different category. It brings together Africa-based galleries andWestern spaces like In-Situ and André Magnin. Observers agree that an art market is beginning to take shape on the continent, collectors are beginning to emerge, but most sales still take place overseas. When will we see work by African artists placed among that of other artists and not off by itself in galleries, exhibitions and art fairs? That did happen at the last Venice Biennale curated by Okwui Enwesor, not without controversy. Let’s hope for a time when this subject no longer is one, when Africa is not in fashion because fashions come and go. Today’s situation is positive. Hopefully it will continue even after the revolving searchlight has moved on.
Translation, L-S Torgoff