Le feuilleton de Jacques Henric
Nous sommes d’entrée prévenus par Juliette Simont qui a dirigé ce volume consacré à Claude Lanzmann : ce n’est pas vraiment à une coïncidence de dates d’anniversaires qu’on le doit (pour la même année 2015, le cap passé des trente ans pour Shoah, des soixante-dix ans pour les Temps modernes, des quatre-vingt-dix ans pour Claude Lanzmann). Ces hasards du calendrier ont été une opportunité, écritelle dans son « Avant-propos », pour « tenter de prendre la mesure, dans et pour notre présent », d’un homme « sans équivalent » et d’une oeuvre absolument « à part » . Et par la même occasion, de « reconnaître notre dette à son égard, de dire comment il a changé notre rapport au monde et à la pensée, comment il a pour chacun de nous redistribué, éthiquement, intellectuellement, artistiquement, le possible et l’impossible ». Pensions-nous avoir fait le tour de cet homme « sans équivalent », de cette « oeuvre à part » qui a été si abondamment commentée, analysée, glosée ? Par la voie de brefs essais, de témoignages et de portraits, des philosophes, des écrivains, des cinéastes nous livrent une image renouvelée, considérablement enrichie de celui qui fut et reste un acteur capital de notre temps. En vérité, nous n’étions pas près de mesurer l’ampleur d’une pensée qu’il nous a transmise par l es moyens conjugués du cinéma et de l’écriture.
UN PUGILISTE DE HAUT NIVEAU
L’homme? Et s’il était loin de l’image que ses ennemis ou des thuriféraires trop bien intentionnés ont véhiculée de lui ? Il n’est peut-être pas insignifiant que ce soit une femme, Juliette Simont (aujourd’hui adjointe à la direction des Temps modernes, elle a rencontré Claude Lanzmann au début des années 2000), qui corrige cette image en nous assurant, par exemple, que l’auteur de Shoah est un homme absolument « privé d’ego » (est-il un jugement qui aille plus à contrecourant ?), et que, sous ses allures de fonceur, de bagarreur (avec les mots, mais aussi physiquement, avec les poings quand il le faut, avec les armes quand il le fallut), se cache un tout autre homme, un homme qui doute, qui a besoin de « réassurance perpétuelle ». Et s’il manifeste un fort penchant pour la confrontation, parfois violente, qui le fait passer au pire pour un macho, au mieux pour un pugiliste de haut niveau pour qui le monde est un ring, Juliette Simont sait voir en lui un compagnon chaleureux, drôle, tendre. Chez ce guerrier, ose-t-elle écrire, « le havre de grâce et d’amour n’est jamais loin », et elle ajoute que c’est précisément le manque chez lui de nos « ordinaires vertus » – la tempérance, la sagesse, la raison – qui est à l’origine de la formidable force qui lui a permis de mener à bien la réalisation de Shoah. Est-ce cette « intensité d’énergie hypersensible, intraitable, irréductible » qui lui fait prédire, en conclusion de son portrait, que l’oeuvre de Claude Lanzmann nous réserve encore bien des surprises ?
UN FILM D’AMOUR
En voici précisément une, de surprise, dont Philippe Sollers fait état dans son texte « Lanzmann l’impossible » : le cinéaste préparerait un nouveau film… Un complément à Shoah, à Sobibor, à son entretien avec Karski, au Dernier des injustes ? Non, un film d’amour. Une aventure sentimentale vécue par Claude Lanzmann en 1958, lors d’un voyage en Corée du Nord (il en avait fait le récit dans son livre le Lièvre de Patagonie). Elle était infirmière, s’appelait Kim, le jeune journaliste français, malade, avait eu besoin de soins… Arriva ce qui devait arriver. Il fallait deux autres amis proches, Jean-Pierre Martin et Éric Marty, pour compléter l e portrait de l’homme Lanzmann, notamment en évoquant un corps et une voix. La tonalité et le phrasé si singuliers d’une voix, « phrasé jamais drapé mais toujours tenu », écrit Jean-Pierre Martin, « voix grave, parisienne à la Gabin, si rudement chaleureuse », ajoute Éric Marty, et qui va avec un corps, celui d’un « bel ours brun ».
INCARNATION ET RÉSURRECTION
Poussin définissait ainsi la peinture : « de la pensée qu’on peut voir ». Les films, les écrits de Claude Lanzmann ne sont-ils pas, en dernière analyse, de la pensée qu’on peut entendre et voir, comme le sont aussi son corps, sa voix, ses actions menées dans le réel, comme l’ont été son engagement, très jeune, dans la Résistance, plus tard, sa défense d’Israël ? Un grand nombre de textes réunis par Juliette Simont l e suggèrent, certains le signifient explicitement, leurs auteurs préférant parfois le mot philosophie à celui de pensée. Ainsi Marc Lambron dans son intervention titrée « Il suffit d’un seul », ou Patrice Maniglier dans son « Lanzmann philosophe », et Lanzmann lui-même quand il assimile son oeuvre à une « démarche philosophique ». Restait à prendre le chef-d’oeuvre Shoah à bras-le-corps, si je puis dire (mais Lanzmann ne définit-il pas la philosophie comme un savoir et un « art des corps » ?) pour entendre ce qu’il voulait dire par « démarche philosophique ». C’est Patrice Maniglier qui s’est attelé à cette tâche en nous livrant une des analyses les plus profondes qui soient de Shoah. Après avoir rappelé comment Claude Lanzmann définissait son film : un « passage de l’abstrait au concret », ce qu’est précisément la « démarche philosophique », Maniglier envisage Shoah comme la manifestation d’une incarnation et d’une résurrection. La tâche première de Lanzmann fut d’abord de détruire les « légendes » sur la Shoah, sur ce qu’on devait, et croyait trop bien en savoir, pour ensuite, non y apporter « un supplément de savoir », mais en montrer « sa vérité même » en s’attachant, comme il s’en est expliqué, « aux précisions et aux détails, afin de les organiser en une forme ». C’est sur cette « forme » que s’attarde Patrice Maniglier : les cadrages, la fonction des longs travellings, notamment de paysages, la répétition de certaines séquences, la transformation des témoins en acteurs racontant leur propre histoire, la primauté donnée aux sensations, surtout les plus ordinaires… La conclusion vers laquelle nous conduit Patrice Maniglier, c’est que Claude Lanzmann n’est pas un philosophe au sens habituel du mot, à savoir un théoricien abstrait, défendant des positions doctrinales, jouant avec des concepts, mais un cinéaste et un écrivain pour qui la philosophie relève d’une expérience, au sens où l’entendait Hegel (que cite Maniglier). Au sens aussi que lui donnait Bataille. Expérience qui est celle d’une vie. La vie de cet homme en qui Sollers voit aujourd’hui un des derniers irréductibles.