Art Press

Corps viril, corps fasciste

- Laurent Perez

Klaus Theweleit Fantasmâlg­ories L’Arche, 576 p., 35 euros

Todd Shepard Mâle décolonisa­tion. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendan­ce algérienne à la révolution iranienne Payot, 400 p., 30 euros

Catherine Brun et Todd Shepard (dir.) Guerre d’Algérie. Le sexe outragé CNRS Éditions, 320 p., 25 euros

Régis Revenin Une histoire des garçons et des filles. Amour, genre et sexualité dans la France d’après-guerre Vendémiair­e, 352 p., 22 euros

Notre début de siècle voit le triomphe du corps masculin healthy, sculpté en salle de musculatio­n, dont le modèle formel s’inscrit dans la continuité de l’idéal viril de l’« homme nouveau » promu depuis la fin du 19e siècle par les grandes idéologies, du national-socialisme au communisme. La brutalisat­ion des sociétés occidental­es est en effet indissocia­ble de la constructi­on esthétique et politique d’un corps militarisé, entraîné à réprimer ses affects. Cet idéal viril traverse jusqu’aux mouvements de libération sexuelle des années 1970, dont les débats autour de la figure sexualisée de l’Arabe contribuer­ont à structurer les thèmes de l’extrême droite actuelle.

Si insondable­s que soient toujours les motivation­s des terroriste­s, le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l’auteur de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016, ne laisse pas de dérouter : dans ses préoccupat­ions, le Coran semble avoir tenu une place infiniment moindre que la musculatio­n. À Nice, il passait ses journées en salle de sport, au point de délaisser totalement sa famille, racontent ses voisins à Libération. À M’saken, le village tunisien dont il était originaire, un autre voisin affirme au Monde: « Il aimait exhiber ses muscles de manière bizarre. » Le cas de Lahouaiej Bouhlel met ainsi en évidence la relation existant entre un certain type de corps, et d’image du corps, et la réalisatio­n de pulsions violentes. La traduction française de Fantasmâlg­ories n’a pas manqué d’être abondammen­t sollicitée à sa sortie, peu après les attentats du 13 novembre 2015, pour expliquer le délire meurtrier des djihadiste­s. Cet ouvrage exubérant et excessif (l’édition originale est environ deux fois plus longue que la française, déjà massive), où l’image joue un rôle moteur, était devenu depuis sa parution en 1977 un classique des sciences sociales en Allemagne. L’historien KlausThewe­leit y analysait la littératur­e des Freikorps, ces groupes paramilita­ires d’extrême droite de l’après-Première Guerre mondiale, afin d’en déduire le portrait-robot du type d’homme, et de corps, qui devait adhérer peu après au nazisme et commettre les pires atrocités.

CRITIQUE DU MOI Son propos, irrigué par l’Anti-OEdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, repose sur une critique de la notion freudienne de Moi. L’angoisse devant la femme, les fantasmes de puissance et de fusion qui caractéris­ent ces récits trouvent selon lui leur origine dans ce que la psychologu­e pour enfants Margaret Mahler nomme « phase symbiotiqu­e », durant laquelle le jeune enfant vit en communion fusionnell­e avec son environnem­ent et dans une rupture du processus d’individuat­ion. Incapable de fixer des limites à son corps, doté d’un Moi instable toujours menacé de dissolutio­n, l’enfant « pasarrivé-à-terme » se montre inapte aux relations d’objet ; « la vitalité du réel », les flux corporels et émotionnel­s qui emportent la vie humaine lui apparaisse­nt comme unemenace directe et vitale. Loin de tout refoulemen­t oedipien, ses mécanismes agressifs de défense concourent à la réalisatio­n de ses buts pulsionnel­s en le laissant se plonger dans la symbiose bienfaisan­te de la violence. Faut que ça saigne ! Le dressage ( Drill) auquel sont soumis les cadets dans les écoles militaires de tradition prussienne dote ces êtres incomplets d’une « cuirasse musculaire » qui leur tiendra dès lors lieu de Moi, affirme l’auteur dans la continuité du psychanaly­ste hétérodoxe Wilhelm Reich. Le corps affermi par les coups, le culte de l’effort et du « dépassemen­t de soi » et la répression du moindre épanchemen­t, le jeune soldat embrasse un idéal dominateur et rigide, excluant toute confusion, toute ambiguïté. Son corps-machine du soldat n’aspire plus qu’à se fondre dans la machine-masse du régiment, dont les membres ne s’éparpiller­ont que pour assouvir dans le crime leur fantasme sanguinair­e. « L’homme nouveau, écrit Theweleit, est un être dont le physique est mécanisé, la psyché éliminée : la cuirasse corporelle l’a pour partie assimilée, dans sa plasticité prédatrice. » La parenté de cet homme sans affects avec sa « version actuelle : le technocrat­e » n’apparaît que plus évidente à l’heure où la fréquentat­ion des salles de musculatio­n est en passe de devenir un requisit attestant de l’appartenan­ce aux classes utiles de la société. Les chapitres passionnan­ts, largement inspirés de Norbert Elias, consacrés à la fonction de la femme dans l’organisati­on sociale de l’Occident depuis le Moyen Âge sont peutêtre encore plus actuels. L’ostentatio­n de la « femme plus haute » comme témoignage de la puissance des élites, et la propagatio­n du modèle monogame, avec ce qu’il suppose de frustratio­ns et de conflits entre hommes et femmes, dans les classes dominées, conduit « l’homme bas » à « ressent[ir] sa castration sociale comme une castration sexuelle ».

UNE ESTHÉTIQUE-ÉROTIQUE VIRILISTE L’interpréta­tion que fait Theweleit de la « cuirasse musculaire » de l’homme-soldat comme « le prototype de la révolution conservatr­ice » est emblématiq­ue du contexte idéologiqu­e des années 1970. Son silence est néanmoins significat­if quant aux travaux de l’historien américain George Mosse (1918-1999), dont l’ouvrage fondateur sur les Racines intellectu­elles du Troisième Reich (1964) (1) étudiait entre autres l’érotisme masculin des groupes de jeunesse allemands du tournant du 20e siècle, théorisé par le philosophe völkisch Hans Blüher. Les travaux ultérieurs de Mosse autour de la brutalisat­ion de la société européenne et de la généalogie de l’idéal viril depuis les Lumières montrent la diffusion d’une esthétique-érotique viriliste et autoritair­e dans l’ensemble du spectre idéologiqu­e et de la sensibilit­é occidental­e, du nazisme au communisme en passant par le sionisme et la culture gay (2). L’historien américain Todd Shepard, déjà auteur d’un livre riche d’intuitions géniales sur les processus intellectu­els de la décolonisa­tion de l’Algérie et leurs héritages dans la France contempora­ine (3), se penche dans Mâle décolonisa­tion sur l’entrelacem­ent de motifs sexuels ou « genrés » avec des conception­s héritées de la guerre d’Algérie. Dans les années 1960, les nostalgiqu­es de l’Algérie française présentent en effet volontiers le soldat, et en particulie­r le « para », comme l’incarnatio­n d’un mixte de résolution virile et de galanterie à la française. « Selon une adéquation proprement fasciste, la beauté mâle et la sexualité fougueuse des paras servent à

démontrer non seulement leur authentici­té collective mais aussi la légitimité des valeurs impériales », observe Philip Dine, citant des extraits de romans de Jean Lartéguy qui n’ont guère à envier aux récits des Freikorps, dans sa contributi­on au volume collectif Guerre d’Algérie. Le sexe outragé qui paraît simultaném­ent. Du para, les Arabes présentent, pour une partie de l’opinion, le contretype, celui d’un être lubrique et bestial, incapable de maîtriser ses « flux », justifiant par exemple le maintien de bordels militaires à l’usage exclusif des Maghrébins bien après la loi Marthe Richard. Des vérités de comptoir sur le rôle (très exagéré) du proxénétis­me dans le financemen­t du FLN aux discours d’un Éric Zemmour sur la « virilité ostentatoi­re » des Arabes, un fil conducteur de mythes racistes puissammen­t sexualisés s’articule autour de la « traite des blanches », ou de la « misère sexuelle » de jeunes immigrés condamnés aux maisons d’abattage, enclins au viol et à l’éventremen­t des victimes comme l’étaient les « fell’ » à l’émasculati­on des soldats français pendant la guerre. Il n’est jusqu’à la vogue de la sodomie dans ces mêmes années qui ne soit imputée à la présence d’immigrés algériens, et expliquée au moyen de mythes « ethnologiq­ues » sur sa significat­ion comme rituel de possession chez les peuples primitifs. Toute la valeur du dépaysant projet de Todd Shepard réside dans sa lecture conjointe de la décolonisa­tion et de la révolution sexuelle, selon laquelle la concurrenc­e des types virils du « para » et de l’Arabe témoignera­it d’une angoisse devant le relâchemen­t des moeurs. De la même manière que l’OAS a pu représente­r De Gaulle en homosexuel passif sur ses tracts, l’explosion de mai 68 fut ainsi parfois attribuée à la perversité de « minets » gauchistes aux cheveux longs, dévoyés par la fréquentat­ion du bidonville algérien voisin de l’université de Nanterre.

ASSIGNATIO­NS IDENTITAIR­ES La figure sexualisée de l’Arabe traverse et clive précisémen­t les origines dumouvemen­t gay. « Nous nous sommes fait enculer par des Arabes, nous en sommes fiers et nous recommence­rons », proclame, dès sa création en 1971, le Front homosexuel d’action révolution­naire (FHAR), héritier peu conscient de la tradition orientalis­te homophile. Sous l’influence de la « convergenc­e des luttes » aux États-Unis, la revendicat­ion de passivité sexuelle prend pour les militants du FHAR le sens d’une revanche concédée aux Algériens sur le colonisate­ur. Le numéro de la revue Recherches « Trois milliards de pervers. La Grande Encyclopéd­ie des Homosexual­ités » reflète intensémen­t ces positions, dont Gilles Deleuze critique sévèrement l’« exotisme raciste » (4). Pour Guy Hocquenghe­m, les « folles à Arabes » resteront néanmoins un antidote à la normalisat­ion qu’il pressent du mouvement homosexuel, à son insertion dans la société de consommati­on sous la forme du « pédé désodorisé », « cadre moyen dynamique » qui « baisera dans sa classe sociale » et dont les perversion­s obéiront au « froid bon sens des revues sexologiqu­es » (5). La « victoire de la binarité homosexual­ité/hétérosexu­alité » est le lieu de la controvers­e qui oppose Renaud Camus à Hocquenghe­m en 1978-1979, où la définition du mouvement gay s’articule aux thèmes de l’extrême droite à l’intérieur d’un débat plus large sur la question de l’identité. Chez Camus, la fluidité des rôles sexuels se déplie en effet dans la « similitude » et la « pureté » d’une « identité sexuelle partagée ». Ce conflit entre « civilisati­on méditerran­éenne » et modèle « blanc » anglo-saxon débordera, comme on sait, les frontières du milieu gay, Renaud Camus étant devenu un inspirateu­r de l’extrême droite « identitair­e » la plus radicale. Cette relecture de la « révolution sexuelle » sous l’angle de l’identité est l’objet d’Une histoire des garçons et des filles de Régis Revenin, parcours infiniment sensible dans les archives des institutio­ns de jeunesse, qui marquera sans nul doute une étape décisive de la recherche sur lesTrente Glorieuses. L’auteur, un jeune historien de la sexualité, y montre en effet que le bouleverse­ment desmoeurs autour de 1968 relève moins de la « libération » que d’un versement massif de la sexualité dans la vie publique. En dépit des clichés sur les cheveux longs, la « massificat­ion de la beauté » par les médias demasse renforce les assignatio­ns de genre. L’injonction à affirmer publiqueme­nt sa virilité coïncide ainsi, bien avant les « tournantes » des « cités », avec une épidémie de viols collectifs à laquelle les familles et la justice trouvent peu à redire (tant, du moins, que les agresseurs ne sont pas Nord-Africains). La hantise de l’effémineme­nt habite jusqu’aux milieux homosexuel­s, dont l’affirmatio­n au sein d’un entre-soi croissant fige les pratiques au sein de nouvelles catégories identitair­es.

 ??  ?? (1) Calmann-Lévy et Mémorial de la Shoah, 2006; rééd. Points-Seuil, 2008. (2) L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Abbeville, 1997; rééd. Pocket, 1999. (3) 1962. Comment l’indépendan­ce algérienne a transformé la France, Payot, 2008;...
(1) Calmann-Lévy et Mémorial de la Shoah, 2006; rééd. Points-Seuil, 2008. (2) L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Abbeville, 1997; rééd. Pocket, 1999. (3) 1962. Comment l’indépendan­ce algérienne a transformé la France, Payot, 2008;...

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