Gregory Crewdson le sens du lieu
Sense of Place. A Conversation with G. Crewdson.
The Becket Pictures réunit, au Frac Auvergne du 20 mai au 17 septembre 2017, deux séries que séparent près de vingt ans et des modes opératoires radicalement différents. Pourtant, ayant pour dénominateur commun la petite ville américaine de Becket, elles affirment l’importance du lieu dans l’oeuvre du conteur Gregory Crewdson.
Votre dernier ensemble d’oeuvres s’intitule Cathedral of the Pines. Vous l’avez réalisé après avoir quitté New York pour une petite ville du Massachusetts. Cette série constitue-t-elle une nouvelle étape, dans votre vie aussi bien que dans votre oeuvre ? Sans aucun doute. Ces images sont comme un nouveau départ, elles sont connectées de très près aux changements survenus dans ma vie personnelle. Je pense qu’il y a dans tout ça une connexion entre la vie et l’art. Quelles sont les principales différences entre Cathedral of the Pines et Twilight ou Beneath the Roses ? Les images en général sont plus intimes, certaines sont plus personnelles. Elles paraissent plus vraies émotionnellement, plus fondamentales. Elles sont connectées à des sentiments et à des émotions très directs. Vous voulez parler de vos sentiments et de vos émotions? Oui, tout à fait, bien que mes images ne soient jamais directement autobiographiques. Il y a toujours une frontière indécise entre fiction et réalité. Mais ces images proviennent d’une expérience réelle, directe.
Qu’est-ce qui différenciait Beneath the Roses de Twilight ? Il faut regarder tout cela comme une sorte d’évolution. Les images de Twilight étaient en très étroite relation avec ma vie et mes expériences de cette époque. Il en va de même pour Beneath the Roses. La cohérence est tout à fait évidente. Dans toutes mes images, j’ai l’impression d’être un conteur. J’essaie de raconter des histoires en images et de créer une sorte de monde. Toutes sont très différentes psychologiquement, de mon point de vue du moins. Elles sont très différentes en termes de sensibilité du travail. Il y a également des différences techniques ? Les premières images de Twilight étaient très radicales à mes yeux. J’utilisais pour la première fois un éclairage et des techniques cinématographiques dans des photographies fixes. Je me sentais comme enivré par les nouvelles possibilités que cela m’ouvrait en termes de récit et d’éclairage. Au fur et à mesure que je développais mon art, les images sont devenues de plus en plus ambiguës. Il se passe littéralement moins de choses. Presque rien ne se passe dans les images les plus récentes. S’il ne se passe rien dans les images, que peut y trouver le regardeur ? C’est devenu une exploration plus formelle. Il y a certainement dans Cathedral of the Pines des thèmes en rapport avec les relations qu’entretiennent le personnage et le lieu, ou avec la manière dont les lieux naturels sont un thème central du travail, dont on utilise les fenêtres et les portes. Toutes ces choses vont ensemble. Dans Cathedral of the Pines, des espaces intérieurs et extérieurs sont mis en relation, au contraire de vos séries précédentes qui étaient divisées entre oeuvres en studio et oeuvres sur site. Pour Cathedral of the Pines, toutes les prises de vue ont eu lieu sur site, dans des maisons ou devant des paysages. Quand nous avons photographié des intérieurs, il y avait un réel intérêt pour les relations entre espaces intérieur et extérieur. Nous utilisions la fenêtre comme une méditation, comme une séparation entre ces espaces. On observe dans Twilight une relation entre l’espace qui est montré et le soussol qui est caché. S’agit-il d’une métaphore ? J’ai toujours essayé d’établir une relation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur. Il faut le lire métaphoriquement ou psychologiquement. La fenêtre sépare le personnage de l’intérieur mais aussi de l’extérieur. Je la vois comme une possibilité de se connecter à quelque chose de plus vaste, ou de mettre en valeur le sens de l’aliénation. Cathedral of the Pines est très influencé par la peinture du 19e siècle, qui utilise ce motif de la lumière venant de l’extérieur comme éclairage narratif central. C’est pour cette raison qu’il y a tant de peintures à l’intérieur des images de Cathedral of the Pines ? C’est conscient. Toutes ces peintures font également référence à la nature d’une manière ou d’une autre. Il y a donc toutes ces références à la nature, par exemple sur les lambris, ou les peintures sur les murs, ou les fenêtres. Toutes ces choses renvoient au monde extérieur.
LES IMAGES LES PLUS BASIQUES Vous montrez également Fireflies, série d’instantanés en noir et blanc de 1996. Quelle est l’histoire de cette série ? Pendant tout un été, j’ai photographié des lucioles tous les soirs au crépuscule. Ce qui m’intéressait, c’est aussi que Fireflies et Cathedral of the Pines ont été faites dans la même ville, Becket. C’est cela qui les relie. Les deux séries ne pourraient pas être plus différentes en termes techniques, mais il y a quelque chose d’intéressant dans l’idée de la lumière comme code narratif, et du crépuscule comme moment magique, ou moment de transition. Il y a cette idée de chercher à trouver le mystère dans la vie quotidienne. Elles sont donc plus connectées que ce que vous pouvez penser. Comment avez-vous redécouvert Fireflies ? Pour une raison ou une autre, je ne m’étais pas vraiment soucié de ces images. Je n’avais même jamais fait d’épreuve définitive. Je m’étais contenté de ranger les planches contact avec les négatifs dans une boîte où elles sont restées pendant dix ans. Dix ans plus tard, je les ai redécouvertes et je suis tombé amoureux d’elles. Ce sont maintenant pour moi des images très importantes, profondément signifiantes. En quel sens ? Elles représentent une époque où j’étais seul et isolé et où j’essayais de trouver un sens au monde. J’ai aimé produire ces images de la manière la plus simple. Ce sont les images les plus basiques que l’on puisse faire : lumière et pellicule, rien de plus. Il y a quelque chose de très romantique dans cette idée. À cette époque vous étiez également occupé à Natural Wonder, une série, très différente, de dioramas composés de plantes, d’animaux, et parfois de morceaux de corps. Comment ces deux séries sont-elles reliées ? Tout est relié à sa manière. Il y a sans doute l’idée de représenter la nature et de chercher à trouver des éléments obscurs dans le monde naturel. Entre Fireflies et Cathedral of the Pines, y a-t-il une série plus photographique que l’autre ? Toutes deux sont aussi photographiques et aussi personnelles l’une que l’autre. J’aime vraiment l’idée de les montrer ensemble, car ce sont les deux extrémités de la même histoire. J’aime aussi qu’elles soient reliées par le site et le sens du lieu. Que voulez-vous dire par le sens du lieu ? Dans mes photographies, le sens du lieu est très important : le site, le paysage. Le fait que ces deux séries aient été réalisées dans le petit comté de Becket est très important pour ce travail. Vos oeuvres semblent aussi reliées au cinéma et à la peinture. Sont-elles plus proches du cinéma et de la peinture que de la photographie ? Au fond, elles sont surtout en relation avec la photographie. Elles sont sans aucun doute influencées par des films et des tableaux, mais au niveau le plus fondamental ce sont toujours des photographies et c’est en tant que photographies qu’elles opèrent. Sont-elles en relation avec l’histoire de la photographie ? Quel genre de photographie vous inspire ? Je suis un grand amateur de photographie, de la tradition de la photographie d’art. Les artistes dont je me sens le plus proche sont Walker Evans, William Egglestone, Stephen Shore, Joel Sternfeld… Ce sont des photographes documentaires. Ils ont en commun d’explorer le paysage américain, et de porter sur lui un regard pratique. Tous sont intéressés par la vie ordinaire et s’efforcent de trouver une dimension dramatique dans la vie quotidienne. J’ai plus ou moins emprunté ces conventions, en y apportant ma propre forme de récit, en ajoutant à ces conventions une forme de drame. Comment définiriez-vous votre travail ? Vous vous présentez comme un conteur. Comment racontez-vous vos histoires en photographie ? La photographie, au contraire du cinéma, de la littérature et d’autres formes narratives, est très limitée en termes de récit. C’est une image fixe, glacée. C’est restreint. J’essaie donc de raconter des histoires au moyen de la forme, de la lumière, de la couleur, de l’espace, de la description, de la gestuelle. Il faut se servir des limites et les transformer en forces. Attendez-vous du regardeur qu’il imagine la suite de vos histoires ? Ou vos situations sont-elles autonomes ? Je tiens absolument à ce que les regardeurs introduisent leurs propres récits dans les images, leur propre histoire et leur propre sens de l’invention. Je veux qu’au bout du compte mes images restent un mystère, une question. J’attends du regardeur que, d’une certaine manière, il les complète. Comment l’image vous surgit-elle à l’esprit ? Je suis un nageur de longue distance. Je nage dans des lacs en été et dans des piscines en hiver. Des images m’arrivent généralement durant le processus de la natation. Les promenades en voiture, par exemple pour des repérages sur site, sont aussi très utiles. Le plus important, c’est le site ? Oui, l’histoire vient toujours du lieu. Quelles sont les principales caractéristiques de ces lieux ? Ce sont d’abord des
lieux qui semblent familiers et ordinaires, quelconques, sans rien d’exceptionnel – des lieux américains, ordinaires. Je cherche aussi parfois des lieux qui paraissent hors du temps. Il n’y a rien de contemporain dans l’image. Ne voulez-vous pas parler de l’état d’esprit de l’Amérique contemporaine ? Si, mais je veux que cela semble intemporel, comme un rêve, non comme un lieu réel. Ça pourrait être n’importe où, nulle part. Comment le récit pénètre-t-il l’image ? Cela n’est jamais simple. Qu’on se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur, l’idée est que le récit paraisse réel et direct. Vos images mettent en scène des situations psychologiques difficiles. Les personnages sont isolés, les couples semblent malheureux d’être ensemble, parents et enfants ne se parlent pas… D’où cela vient-il ? C’est ma manière de voir. Il est important de préciser que je considère toujours mon travail comme une possibilité. Une forme de tristesse implique une forme de beauté. Les personnages sont isolés, mais la lumière et la couleur créent une ambiance propice aux transformations. Votre père était psychanalyste. Enfant, vous essayiez d’écouter ses consultations. Vous avez ensuite envisagé de devenir vous-même psychanalyste. Quel rapport votre travail entretient-il avec la psychanalyse ? Mon travail contient sans aucun doute une dimension psychologique, et a certainement été influencé par mon père et par sa pratique chez nous – c’est-à-dire par le fait qu’une vie ordinaire peut contenir des secrets dont on est tenu à l’écart. J’ai donc introduit cet aspect dans mon oeuvre. Ma soeur est elle aussi psychiatre. C’est vraiment une histoire familiale. Vos images mettent-elles en scène des situations précises ? Elles peuvent les suggérer, mais pas les montrer. UN PHOTOGRAPHE PARADOXAL Quelle importance a le format de l’image ? Chaque série est d’un format différent. Les Beneath the Roses sont très grands, 120 cm sur 240. Cathedral of the Pines est un peu plus petit. Je voulais que les images ressemblent à des fenêtres ou à des peintures. Elles sont plus intimes. Chaque ensemble d’oeuvres a sa propre échelle. Pourquoi vos photographies sont-elles si parfaites, sans grain ni flou ? Je tiens à ce qu’elles produisent l’effet le plus immédiat possible, que le regardeur soit immergé dans l’image. Je suis un photographe paradoxal, qui tient à ce que l’image ne contienne rien de photographique. C’est évidemment impossible, mais c’est vers cela que je tends. Vous voulez que le regardeur croie à ce que contient l’image ? Oui, de la même manière que l’on croit à un film. Votre série Sanctuary mettait en scène des décors de cinéma. Était-ce une manière de démasquer l’illusion au coeur de vos images ? Oui. Même si je m’intéressais aussi aux structures elles-mêmes. Les lieux étaient réels, et très beaux à mon avis. Mais oui, c’est une manière de dévoiler les moyens techniques, la structure derrière la structure. Certaines de vos images semblent énigmatiques, pleines de détails. Ces détails sont-ils autant d’indices contribuant à la compréhension des images ? Tout a un sens dans une image. Mais ce que cela signifie reste partiellement mystérieux, même pour moi. Dans ma manière de produire des images, chaque détail fait l’objet de la même clarté, de la même attention et de la même résolution. Si c’est dans le cadre, c’est que cela signifie quelque chose. Mais cela signifie seulement que cela fait partie d’un ensemble plus vaste. J’ai utilisé et réutilisé cent fois des objets comme des verres d’eau, des flacons de pilules, des serviettes ou des draps… Tout cela signifie quelque chose, mais j’ignore comment cela s’additionne pour créer une signification finale. Vous voulez dire que ces éléments n’ont pas de signification particulière ? Certains objets ont une signification particulière pour moi, mais je ne suis pas sûr de ce à quoi cela aboutit. Vous parlez d’objets. Il y a aussi des personnages récurrents, comme la femme enceinte nue. Signifient-ils quelque chose en particulier ? Je ne suis pas tout à fait sûr de ce que cela signifie, mais j’aime l’idée du corps comme porteur, et de la grossesse comme une sorte de grande forme intermédiaire entre deux choses. Entre deux moments, entre maintenant et un autre moment. Vous aimez l’entre-deux. Vous parlez de fenêtres, de grossesse… Des voitures garées la portière ouverte, des feux à l’orange… Ce sont toujours des moments entre-deux. Le crépuscule est entre le jour et la nuit. Vous aimez l’incertitude ? J’aime les moments entre-deux en général, parce que l’issue reste ouverte d’une manière qui suggère un mystère. Vous dites que vous ne pouvez pas interpréter tous les détails. Pourriez-vous néanmoins nous aider à décoder The Barn, dans Cathedral of the Pines ? C’est une image très élaborée. C’est une sorte de cérémonie rituelle. On se demande si c’est un enterrement. Il y a quelque chose de
funéraire là-dedans. Les choses sous la surface des choses sont un de mes motifs. C’est pour cela que le plancher est ouvert. À bien des égards, Cathedral of the Pines semble associé au lieu où vous vivez désormais. Quelle sera la prochaine étape de votre travail ? Nous travaillons sur un film. Juliane [Haim] et moi travaillons sur un scénario depuis deux ans. Le film se passe à l’intérieur du monde de mes images. Il y a une vraie histoire, des événements ont lieu. Nous travaillons avec une équipe de producteurs et nous espérons le tourner dans les années à venir. Vous dites que la photographie n’est pas le meilleur médium narratif. Sera-t-il plus facile de raconter une histoire avec le cinéma? Pour moi, ce sera plus difficile. Je pense comme un photographe. L’idée de faire un film est un vrai défi pour moi, un défi lancé à ma manière de voir. Mais c’est une des raisons pour lesquelles je le fais.
Gregory Crewdson Né en 1962 à Brooklyn, New York Vit et travaille à New York et dans le Massachusetts Expositions personnelles récentes : 2017 Cathedral of the Pines, The Photographers’ Gallery, Londres 2016 Cathedral of the Pines, Galerie Daniel Templon, Paris et Bruxelles ; Cathedral of the Pines, Gagosian Gallery, New York Expositions collectives récentes: 2016 Watershed: Contemporary Landscape Photography, Jepson Center, Telfair Museums, Savannah; American Photographs, 1845 to Now, Amon Carter Museum of American Art, Fort Worth ; Into the Night: Modern and Contemporary Art and the Nocturne Tradition, Tucson Museum of Art, Tucson