Fred Sandback sculpteur de l’immatériel
Fred Sandback Thin Lines.
C’est à nouveau une histoire de fils que nous conte Frédérique Joseph-Lowery. Fils, cette fois-ci, non pas liés, tissés, tordus, mais, à l’opposé, tirés, tendus, dont la disposition engendre des volumes et des plans. Entre tension et légèreté, cinq sculptures « minimalistes » de Fred Sandback ont été recréées dans l’espace de la Fondation Bernar Venet, au Muy, dans le Var, où elles résonnent avec l’architecture du lieu, et entre lesquelles on pourra déambuler du 15 juin au 30 septembre 2017.
UN PEU D’HISTOIRE
Fred Sandback est peu connu en France, lui dont le succès aux États-Unis fut immédiat quand Virginia Dwan montra ses oeuvres dans sa galerie en 1969. Donald Judd, son professeur, a accueilli le premier le travail de Sandback dans son propre studio, alors que l’artiste était encore étudiant à l’école d’art et d’architecture de Yale. Heiner Friedrich l’exposa aussitôt après dans sa galerie, en Allemagne, en 1968. Plus tard, il lui permit de créer des oeuvres de plus grande taille grâce au mécénat de la Dia Art Foundation qui ouvrit le musée Sandback à Winchendon, où l’artiste créa constamment de nouvelles oeuvres de 1981 à 1996. À la fermeture du musée, un nombre conséquent de sculptures est entré dans la collection permanente de la Dia, à Beacon, à une heure et demie de New York. La galerie David Zwirner, en charge de son héritage, montre régulièrement son travail. Du vivant de Sandback, il n’y a eu que cinq expositions en France. La première à la galerie Yvon Lambert en 1970, la seconde au Consortium de Dijon en 1984, la troisième à la galerie Liliane & Michel Durand-Dessert en 1988, à laquelle artpress consacra un article (1), la quatrième au L.A.C, à Sigean (1992), et la dernière à Lille à l’Artconnexion (1998). En 2007, quatre ans après le décès de l’artiste, le musée de Grenoble organisa une exposition importante, sur cinq étages, suivie, un an plus tard, d’une exposition à la galerie parisienne Nelson-Freeman (dans un espace moindre). On se réjouit donc que la fondation de Bernar Venet, au domaine du Muy, accueille de nouveau l’oeuvre de Fred Sandback, représentant majeur de l’art minimaliste américain – affiliation que l’artiste a néanmoins toujours repoussée : « Pourquoi minimaliste, vous pourriez aussi bien dire maximaliste. » Ce à quoi il s’attaque est en effet de taille : « L’espace, la lumière, les faits sont en jeu (2). » On le dit minimaliste, car son matériau est minime : un fil de laine acrylique, de mauvaise qualité si l’on veut tisser, mais excellent si la seule manipulation qu’on lui réserve est de le tendre pour lui donner une tenue, une dureté et le transformer en force, en vecteur. LE DUR ET LE MOU DU FIL Le fil, par nature, est mou. Pour le durcir, soit on l’entrecroise, soit on le tord, soit on le tend. Sandback le tend. Le fil peut être simple ou double. Il en choisit quelques-uns, très longs, qu’il tend entre les murs, ou bien du sol au plafond, parfois seulement sur le sol. Il tranche ainsi l’espace en sculptant des volumes ou des plans réduits à leurs arêtes. La particularité de ses volumes est que les faces sont vides, immatérielles, même si, aux yeux de Sandback, elles ne le sont pas (3). Seules les arêtes sont concrètes : en fil. L’artiste crée ainsi des sculptures « sans masse », « sans intérieur » et sans piédestal (4). Le fil tendu est le matériau idéal, car il est par nature très fin. Les oeuvres qui ont, pour cette raison, fortement influencé Sandback sont les silhouettes filiformes d’Alberto Giacometti (5). On aurait pu choisir des oeuvres « encore moins visibles », précise le commissaire de l’exposition Alexandre Devals, qui a voulu présenter les sculptures en en respectant la présence « discrète » et « douce ». Ses tensions de fils ne sont pas « agressives, » ajoute-t-il. Et, en effet, quand vous vous approchez des fils, vous voyez que leur extrême tension fait se hérisser quantité de petites fibres que Sandback a d’ailleurs comparées, toutes proportions gardées, au tracé du fusain (6). Au début, Sandback utilisait des filins d’acier ou des cordes élastiques. L’exposition en donne un exemple avec une oeuvre de 1970. Avec l’acier, il pouvait créer des formes en U sortant des murs, impossibles à réaliser en fil. La corde élastique, elle, se relâchait (7). L’un était
trop dur, les autres trop molles. Le fil tendu allie les qualités du dur et du mou. Discrètes, les oeuvres de Sandback le sont dans leur occupation de l’espace, surtout dans le cas des oeuvres choisies pour la fondation du Muy (8). Sur cinq sculptures présentées, deux occupent un angle, et une troisième un recoin. On reconnaît un volume pyramidal : trois fils, deux noirs et un orange, fixés sur les deux murs de l’encoignure en dressent les arêtes. Ils se prolongent au sol pour délimiter la base de la pyramide déconstruite (1999). Dans l’angle opposé, deux cordes élastiques, blanches et doubles sont tendues entre les deux murs blancs, à la façon d’une étagère en verre rectangulaire (1970). De loin, étant donné le fond blanc des murs, l’oeuvre est presque invisible. La troisième sculpture se loge derrière une cimaise où sont accrochées vingt-deux Constructions Drawings de 1980. Dans ce recoin, trois fils doubles et blancs strient l’espace resserré. Cette oeuvre est inédite, c’est une variation que Sandback n’a jamais réalisée. La quatrième oeuvre est une construction verticale placée à l’entrée du recoin. Il s’agit de deux U, l’un de couleur bordeaux, l’autre rose (1990). Chaque U est formé de fils tendus du sol au plafond et réunis au sol. Ce genre de sculpture donne toujours au visiteur l’impression de traverser une paroi de verre. L’artiste ne recherchait cependant pas cet effet illusionniste qu’il considérait comme un effet secondaire. Aucune sculpture n’occupe l’espace central de la galerie. On y marche (9). C’est ce que Sandback appelle « l’espace piéton (10) ». De là, on regarde le mur en oblique qui brise la partie rectangulaire de la galerie à laquelle il manque donc, pour ainsi dire, un coin. Ce mur supporte un relief en forme de grand A, la voyelle qui se répète dans le patronyme de Sandback ; les fils sont à même la paroi et forment des lignes en suspens : elles s’arrêtent avant de toucher les arêtes de la cimaise ou du sol. Les trajectoires de ce relief dirigent l’oeil vers une galerie dont la baie vitrée donne sur une pelouse où sont installés des arcs de Bernar Venet. Huit fils tendus du sol au plafond, verts comme l’herbe, sont répartis par groupes de deux. À chaque extrémité de cette rangée de quatre « poteaux » sans masse, diaphanes, à l’opposé de l’armature noire et solide qui rythme la paroi vitrée, un seul fil est tendu, nous rappelant que ce que nous voyons n’est que du fil et rien d’autre. J’insiste sur la place des sculptures car elles sont spécifiques au site. On notera un travail harmonieux et complexe entre l’orientation des fils, leurs proportions et celles des inclinaisons de plafond et verrières. Le regard est sans cesse appelé vers le haut. Toutes les sculptures exposées n’ont évidemment pas été conçues pour cette galerie, mais, grâce à un travail théorique mené en amont avec les architectes de la fondation Sandback et l’aide de la veuve de l’artiste, Amy Baker Sandback, les oeuvres qu’Alexandre Devals a choisies ont pu être recréées dans l’espace du Muy selon les instructions et diagrammes laissés par Sandback. L’installateur de Chicago est ensuite venu tendre les fils et les rentrer dans les murs, le plafond ou le sol sans qu’aucune attache ne soit visible. La laine est gainée dans un petit tube de cuivre, lui-même enfoncé dans le support. Parmi les anecdotes qui reviennent dans les articles critiques, il y a un souvenir de film que la mère de Sandback lui aurait raconté : Charlot mange un artichaut. Il est dans un dîner chic. Il fait comme tout le monde, jette les feuilles une à une par-dessus son épaule. Arrivé au coeur, il fait pareil. Sandback, pas plus que Warhol – adorateur de la surface – ne cherche le coeur des choses. Il dit souvent que ses sculptures sont en dialogue avec l’architecture. C’est leur force. Ses oeuvres ne sont pas seulement matérielles et immatérielles, tout l’espace est « contaminé ». Car les arêtes des oeuvres entrent en résonance avec celles de l’architecture. Virginia Dwan explique ce qu’on peut éprouver au contact des oeuvres de Sandback : « [il] montrait des volumes qui n’étaient absolument pas là, mais en même temps ils étaient tellement là, psychologiquement, que vous ne songeriez pas à marcher dans cet espace… Ce n’est pas juste que par politesse vous n’alliez pas y entrer. On avait l’impression qu’en réalité on ne pouvait pas y entrer, que c’était un volume, avec une densité et tout (11). » Ma propre impression est à l’opposé. Je suis happée par les fils et saisie d’une incroyable légèreté à leur approche, comme si je fondais sur place. Quand il fut reçu à l’université de Yale, Sandback parla à ses professeurs des objets qu’il fabriquait quand il était adolescent – des banjos et des dulcimers – et pratiquait le tir à l’arc. Deux pratiques où la tension des cordes est fondamentale. Il s’étonna que ses professeurs aient prêté si peu d’attention à ce premier geste créateur, annonciateur de l’oeuvre à venir : faire entrer l’espace en vibration et en résonance.
(1) artpress n° 124, avril 1988. (2) Citation extraite de Flash Art, n° 40 (mars-mai 1973), p. 14. [Ma traduction]. (3) The Art of Fred Sandback: A Survey, Champaign-Urbana, Illinois: Krannert Art Museum, University of Illinois, 1985. (4) Ibid. (5) Chinati Foundation Newsletter (Marfa, Texas), 7 octobre 2002, p. 26-32. (6) Ou aux bords irréguliers du zip de Newman. (7) Ibid. (8) « Mes intrusions sont habituellement modestes », dit Sandback ; Fred Sandback: Sculpture, 1966-1986, Munich : Fred Jahn, 1986, p. 12-19. Dans Children’s Guide to
Seeing. Fred Sandback: Sculpture, Houston : Contemporary Arts Museum, 1989. Sandback rapporte son art au jeu millénaire des ficelles appelé le « berceau du chat ». (9) C’est ainsi que Sandback travaillait, comme l’explique Thierry Davila dans un article paru dans ap n° 319, janvier 2006 : « Fred Sandback. L’intensité dans la sculpture ». (10) « Fussgängerische Skulpturen. Ein Interview von Ingrid Rein mit dem Minimal-Art-Künstler Fred Sandback. » Novembre 1975. L’article est traduit en anglais sur le site des archives Sandback. (11) Fred Sandback. Munich, Kunstraum, 1975. Je n’ai pas retrouvé le titre du film de Chaplin et ne sais si ce souvenir est authentique.
Frédérique Joseph-Lowery est critique d’art. Elle travaille actuellement à un ouvrage sur le fil dans l’art. Elle vit à New York.