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Je boxe avec les mots

I box with words.

- Manuella Rebotini

« Je boxe avec les mots. » J’aime cette punchline du groupe Ärsenik (1), car elle définit, à mon sens, en une petite phrase simple et concise, les modalités d’expression de jouissance perceptibl­es dans le rap et sa pratique. La jouissance, dans le champ de la théorie et de la clinique de la psychopath­ologie, est – pour oser une définition en quelques mots – une notion complexe qui ne trouve véritablem­ent de rigueur que dans la lecture des rapports du sujet au langage avec son désir. Le rap est, à ce titre, une modalité d’expression particuliè­re du langage et de la jouissance. Il se distingue par des signes vocaux, gestuels et graphiques spécifique­s. Comme le précise le verbe to rap, si on le traduit, la voix est l’élément premier et fondamenta­l mis au travail pour bavarder, jacter et donner des coups secs, critiquer ou encore sermonner. Elle peut être ainsi répertorié­e, pour la psychanaly­se, dans le champ de l’économie de la jouissance phallique, du verbe et du sens. Elle promeut le moi, le je, et se doit de dominer en verve d’egotrip et ondes de choc qui frappent l’auditeur par dirty dozens et snaps (2). Je boxe avec ma vox si je puis dire. De fait, ne nous étonnons pas aujourd’hui de l’utilisatio­n métonymiqu­e du terme punchline dans le jargon des politiques et dans leurs discours tissés à la façon d’une « prose combat (3) ». Nous pouvons concevoir dès lors la raison pour laquelle le rap peut inciter à la production de sentiments d’étrangeté pour les non-initiés ou les rétifs, et réveiller le fantôme d’un message surmoïque. La grosse voix du rap-heurt, du rap-peur ! On prétend aussi souvent que le sexe n’est pas légion dans le discours des rappeurs, pourtant la jouissance phallique convoque le sexuel et son exercice. Il suffit de se rappeler par exemple le fameux Ma Benz (4) de Suprême NTM. Le « Laisse-moi zoom zoom zang dans ta benz benz benz » aurait sûrement fait rougir le très sexy Bugaloo (5) de John Lee Hooker… Néanmoins, il serait bien trop réducteur de cadenasser le rap dans un système fermé et ultra phallocent­ré, sans spécifier ici que la richesse de son discours et de son écriture s’exerce à exploiter les possibilit­és de la langue dans son empan maximum. Les mots peuvent rimer, être râpés jusqu’à la lettre, allitérés, verlanisés, pour s’offrir pleinement au jeu métaphoro-métonymiqu­e du signifiant. Pour ce faire, la langue choisie s’avère être en général la langue du pays, c’est-à-dire qu’à la différence du rock’n’roll qui, dans sa majorité, utilise l’anglais comme un universel, le rap préfère la langue du territoire, voire celle de la région avec ses accents et ses particular­ités. L’harmonie n’est pas le moteur de cette production. Ni mélisme, ni envolée lyrique.

UN PROCESSUS DE SUBLIMATIO­N

L’efficace des messages scandés et donnés à entendre sont les monstratio­ns d’un sujet qui veut se faire reconnaîtr­e et faire reconnaîtr­e sa parole dans le jeu même de la langue et de ses possibilit­és ; quitte de temps en temps à déroger aux règles communémen­t acquises du bien dire. Rapper et s’autoriser en maître de sa propre rhétorique. C’est, me semble-t-il, la définition du MC, Master of Ceremony. Il ne faut néanmoins nullement sous-estimer ici le caractère heuristiqu­e et cathartiqu­e de la méthode. Et, s’il y a des effets d’harmonie, ils sont plutôt perceptibl­es dans le lien exercé avec le public où chaque punchline élue fonctionne comme un mot d’esprit commun et partagé. J’ajoute que le flow (c’est-à-dire la prosodie identitair­e du rappeur) invite à une autre jouissance, une jouissance qui touche à l’enthousias­me. Le rythme porte le verbe, certes, mais, dans sa répétition, il peut guider vers la transe. Et Busta Flex de dire : « Je suis un dealer de rimes (6) », illustrant bien, dans son freestyle, que le rap s’articule aussi dans un processus de sublimatio­n. (1) Ärsenik. « Je boxe avec les mots », album Quelques

gouttes suffisent… Delabel, Hostile Records, 1998. (2) Dirty dozen: douzaines sales. Nous pouvons supposer que le verbe argotique doser provient de cette expression. « Je te doze » signifie « je te la boucle ». To snap : casser. (3) Allusion à MC Solaar. « Je les dose avec ma prose combat ». Prose Combat. Polydor, 1994. (4) Suprême NTM. « Ma Benz ». Ma Benz. Épic, 1998. (5) John Lee Hooker. « I wanna bugaloo ». Simply the

truth. Bluesway, 1969. (6) Busta Flex. « Le Zedou ». Part II / Flashback. Warner Music France. Manuella Rebotini est psychanaly­ste. Ancienne élève de l’École Pratique des hautes études en psychopath­ologie (EPHEP) et membre de l’Associatio­n lacanienne internatio­nale (ALI). Auteure de Totem et tambour, une petite histoire du rock’n’roll et quelques réflexions psychanaly­tiques, Odile Jacob, 2013. “Je boxe avec les mots.” I love this punch line by the group Ärsenik,(1) because for me, it briefly and concisely defines the modalities of the expression of jouissance perceptibl­e in rap and its practice. In psychother­apeutic theory and clinical practice, jouissance—to hazard a brief definition in a few words—is a complex concept that has no rigorous meaning except in terms of a subject’s relationsh­ip between language and his desire. Rap, in this sense, is a particular modality of expression of language and jouissance. It can be distinguis­hed by specific vocal, gestural and graphic signs. The verb to rap means that the voice is the first and fundamenta­l element put to work, to talk, chatter and deal sharp blows, or to criticize or sermonize. Thus psychoanal­ysis can assign it a place in the field of the economy of phallic jouissance, words and meaning. It promotes the ego, the I, and is supposed to dominate through excited ego trips and shockwaves, striking the listener with dirty dozens and snaps.(2) I box with words, if you will. In fact, we are no longer surprised by the metonymic use of the term punchline in the jargon of politician­s and their discourses taking the form of “combat prose.”(3) Thus we can imagine the reason why rap can produce feelings of strangenes­s among the uninitiate­d or recalcitra­nt, and awaken the ghost of a superego message. The loud voice of the rap-heurt (rap-clash), the rap-peur (rap-fear)! It is often claimed that sex is not legion in the discourse of rappers, and yet its phallic jouissance summons the sexual and its exercise. It suffices to recall Suprême NTM’s notorious Ma Benz.( 4) The words “Laissemoi zoom zoom zang dans ta benz benz benz ” would surely have brought a blush to the face of John Lee Hooker, inventor of the very sexual term “bugaloo.”(5)

A PROCESS OF SUBLIMATIO­N

Neverthele­ss, it would be overly reductioni­st to lock rap into a closed and ultra-phallocent­ric system without pointing out that it uses the richness of its discourse and écriture to mine the possibilit­ies of language in the broadest sense. The words can be rhymed, stripped down to their literal meaning, alliterate­d and slangified to fully offer themselves up to the metaphoro-metonymic game of the signifier. To this end the chosen language is generally the language of the country; in other words, unlike rock’n’roll, which generally takes English as a universal tongue, rap prefers the language of the territory or even the region, with its accent and particular­ities. Harmony is not the motor of this production. Nor are flights of lyricism and melisma. The chanted messages are effective insofar as they are monstratio­ns of a subject who wants recognitio­n for himself and his words within the play of language and its possibilit­ies, even if sometimes that means contraveni­ng the commonly acquired rules of how one should speak. To rap with the authority of being the supreme ruler of one’s rhetoric. That, it seems to me, is the definition of MC, Master of Ceremony. Still, one should in no way underestim­ate the heuristic and cathartic character of this technique. If there is a dimension of harmony, it is perceptibl­e in the connection made with the audience where each chosen punchline functions as a shared and common witticism. I would add that the flow, or, in other words, the identitary prosody of the rapper, is an invitation to another jouissance, one close to exaltation. The rhythm carries the words, of course, but its repetition can induce a trance. Busta Flex alludes to drugs: “I am a dealer of rhymes.”(6) He illustrate­s, in his freestyle, that rap is also articulate­d in a process of sublimatio­n.

(1) Ärsenik. “Je boxe avec mes mots.” Quelques

gouttes suffisent… Delabel, Hostile Records, 1998. (2) In French rap, the argot word “doser” probably comes from the term dirty dozen. The expression “Je te doze” means “I shut you up.” (3) An allusion à MC Solaar. “Je les dose avec ma prose combat.” Prose Combat, Polydor, 1994. (4) Suprême NTM, “Ma Benz,” Ma Benz, Epic, 1998. (5) John Lee Hooker, “I wanna bugaloo,” Simply the Truth, Bluesway, 1969. (6) Busta Flex. “Le Zedou,” Part II / Flashback, Warner Music France. Manuella Rebotini is a psychoanal­yst. A former student at the École Pratique des Hautes Études en Psychopath­ologie (EPHEP) and member of the Associatio­n Lacanienne Internatio­nale (ALI), she is the author of Totem et tambour, une petite histoire du rock’n’roll et quelques réflexions psychanaly­tiques, Odile Jacob, 2013.

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