Art Press

Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut

- Raphael Cuir

Depuis une quinzaine d’années, Annabel Guérédrat réalise des performanc­es en solo ou avec d’autres partenaire­s, danseurs, musiciens, inconnus rencontrés dans la rue lors d’une action. Mais, surtout, depuis deux ans, elle collabore avec Henri Tauliaut. Ensemble, ils créent des oeuvres hybrides qui s’inscrivent dans les mondes artistique­s qu’ils inventent : leur monde « aqua », leur monde « iguana », leur monde « afro punk ».

Henri Tauliaut s’intéresse particuliè­rement au bio-art et aux arts numériques. Il conçoit des installati­ons qui jouent sur la relation entre le vivant et l’artificiel. Il représenta­it la France (la Guadeloupe) à la 12e Biennale de La Havane, avec l’oeuvre Jungle Sphere 3.0, une installati­on bio-art (en référence à l’oeuvre picturale Jungle de Wifredo Lam). Annabel Guérédrat s’est formée comme danseuse, inspirée notamment par l’énergie « sorcière qui danse » de la chorégraph­e allemande Valeska Gert. Elle s’est aussi intéressée à des pratiques comme le butô, danse expression­niste japonaise qui cultive la lenteur, et le kyudo, tir à l’arc japonais entre art martial et pratique zen. L’artiste a développé une méthode, structuré sa pratique par des techniques du corps, en particulie­r celle du body mind centering pour rendre son corps disponible, grâce à un travail sur la

« A Freak Show for S. ». Création en 2010. Performanc­e à São Paulo.

respiratio­n cellulaire, une technique de lâcher-prise. Cela passe d’abord par une réflexion sur l’identité, une recherche pour devenir totalement soi-même. C’est par exemple Un solo qui va pas plaire à ma mère, performanc­e dans laquelle Annabel Guérédrat se présente en tant que « jeune femme française de la Caraïbe », nous souhaitant la bienvenue, non sans quelque ironie à l’égard de son genre. « Je suis une fille », quoique, suggèret-elle d’un geste de la main qui relativise l’affirmatio­n. Ironie aussi d’un « Je viens de la Martinique et je peux le faire », bientôt remplacé par un « Je peux le faire, mais je ne veux pas ».

CULTIVER DES DEVENIRS Cultiver des devenirs, cela passe aussi par l’investisse­ment d’espaces ou d’éléments naturels, c’est le monde « aqua » d’Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut. Foetales, une performanc­e qui rappelle celles d’Ana Mendieta, consiste à fusionner avec la nature. À la Pointe des châteaux, en Guadeloupe, les artistes se mêlent au paysage sur les rochers léchés par la mer. « On est devenus nature, on est devenus algue », notent-ils. Avec Watergame, c’est à un devenir poisson qu’ils invitent les artistes photograph­es Josué Azor et Nadia Huggins pour une performanc­e participat­ive qui les transforme en deux êtres aquatiques, Ghillie, Poilu, en tenues intégrales (lisses), évoluant sous l’eau, immergés dans une piscine bleu Yves Klein. Le monde « afro punk » d’Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut comprend des actions sociales subversive­s. La mariée mise à nu par son célibatair­e même est un clin d’oeil ironique à Marcel Duchamp. La performanc­e réalisée dans la rue à Fort-de-France, pendant le carnaval, met en scène une femme dominatric­e (Annabel Guérédrat) et un homme soumis (Henri Tauliaut), qu’elle tient le plus souvent en laisse, évocation lointaine de la performanc­e de Luciano Castelli et Salomé, Japanese Bitch on a Walk With her Dog (1981). Au coeur du carnaval, moment festif, parodique, où règnent le comique et l’abolition des hiérarchie­s, le duo crée une situation rappelant que « les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (Michel Foucault).

SUBVERSION SOCIALE Avec la Parade nuptiale iguanesque, le duo nous introduit à son monde « iguana ». Vêtu d’une combinaiso­n intégrale, lisse, qui dissimule le visage et réduit la différence entre les corps dans une identité queer, coiffé de crêtes arc-en-ciel, le duo s’adonne à un grand hug sur le parvis de l’église du Moule, dans l’aéroport internatio­nal en Guadeloupe, ou encore dans la rue à New York… La douceur d’une longue étreinte, tel un arrêt sur image, vient troubler l’ordinaire des fidèles, des voyageurs et ceux qui les accueillen­t, des passants. Stoppés dans le cours de leur quotidien, les spectateur­s deviennent euxmêmes acteurs, réagissent et performent à leur tour, se donnent un rôle, portent assistance aux artistes. Comme le souligne Annabel Guérédrat, la performanc­e devient une expérience du soin, de l’attention à l’autre, du partage.

BOXER AVEC L’HISTOIRE Annabel Guérédrat est une artiste militante : « Mes personnage­s, je vais les chercher dans notre histoire et dans la littératur­e », explique-t-elle. C’est ainsi qu’elle s’est inspirée, pour une de ses performanc­es, A Freak Show for S, de l’histoire de Saartjie Baartman, célèbre Sud-Africaine, aussi connue comme la Vénus hottentote. Son histoire est emblématiq­ue du colonialis­me et du racisme européen au 19e siècle, des errances de scientifiq­ues, tel Cuvier, lorsqu’ils explorent « l’autre » avec leurs préjugés pour produire des théories décidées d’avance. Annabel Guérédrat précise : « Je me transforme en elle, je prends son corps, ses cheveux. » À travers sa chorégraph­ie, l’artiste incarne la beauté qui se détruit, se désarticul­e comme une poupée cassée qui s’effondre au sol. Au-delà de l’exemple de Saartjie Baartman, c’est aux femmes battues, victimes de violences physiques, conjugales, que l’artiste rend hommage. Comme l’énergie des mouvements tectonique­s, le travail d’Annabel Guérédrat se traduit par la fusion et la remontée des matériaux souterrain­s à la surface, c’est-à-dire la remontée d’une histoire dans laquelle elle puise pour développer une oeuvre libre et engagée. Avec Henri Tauliaut, elle bâtit des mondes artistique­s hybrides ; ensemble, ils revisitent les catégories de genre, les identités, les rôles et les relations de pouvoir dans le couple et dans la société, ils réinventen­t les mythes caribéens, tout en cherchant à retrouver une forme d’harmonie avec la nature.

Raphael Cuir est historien de l’art. Dernier ouvrage paru : Renaissanc­e de l’anatomie, Paris, Hermann, 2016. Annabel Guérédrat Née en / born 1974 à / in Nouméa Vit et travaille à / lives in Schoelcher (Martinique) 2003 Création de Artinciden­ce, compagnie de danse et de performanc­es Chorégraph­ie : la Guêpe, l’Orchidée, Voyage à travers la folie ; À la piscine ; Tu tampoco estas solo Un solo qui va pas plaire à ma mère ; Iyam Tara Écume ; Women part two ; A woman A freak show for S. ; Valeska and you... Performanc­es : Je suis vivant ; les Armes miraculeus­es ; Rock' and Love Filmograph­ie : X68019 ; Gala à Brossolett­e Alix dans la cité ; Ligne de fuite ; Claudine à kahn... 2017 (avril) Création du FIAP Martinique

For fifteen years now Annabel Guérédrat has been doing performanc­es, solo or with others, partnering with dancers, musicians and strangers she ran into on the street or during an action. Above all, for the last two years she has been working with Henri Tauliaut. Together they produce hybrid works inscribed in the artistic worlds they invent: their “acqua” world, their “iguana” world and their “Afro punk” world.

Henri Tauliaut is particular­ly interested in bio-art and the digital arts. He makes installati­ons involving the relationsh­ip between the living and the artificial. Born in Guadeloupe, he represente­d France at the Twelfth Havana Biennial with Jungle Sphere 3.0, a bio-art installati­on referencin­g Wilfredo Lam’s painting Jungle.

CULTIVATIN­G BECOMINGS Annabel Guérédrat was trained as a dancer. She was inspired by the “dancing sorceress energy” of the German choreograp­her Valeska Gert. She was also interested in practices like Butoh, an expression­ist Japanese form of dance-theater marked by slow, hyper-controlled motion, and kyudo, the Japanese archery that is half martial art and half Zen. She developed her own method and structured her practice around corporeal

techniques such as “body mind centering” to keep her body free using cellular respiratio­n, a way to let the body go. The process starts with a reflection on identity, a quest to totally become yourself. In, for example, the performanc­e Un solo qui va pas plaire à ma mère, Guérédrat introduces herself as “a young French woman from the Caribbean.” Her greeting to the audience is tinged with a bit of irony regarding her gender. “I’m a girl,” she says, making a hand gesture that casts doubt on that claim. There is also irony as she says, “I’m from Martinique and I can do it,” quickly replaced by, “I can do it but I don’t want to.”

SOCIAL SUBVERSION Her cultivatio­n of becomings also involves investing spaces and natural elements. An example of Guérédrat and Tauliaut’s “aqua” world is her fusion with nature in Foetales, a performanc­e that recalls one by Ana Mendieta. At La Pointe des Châteaux in Guadeloupe, artists blend into the landscape amid rocks licked by the sea. “We have become nature,” they say, “we have become algae.” In the participat­ive performanc­e Watergame, the photograph­ers Josué Azor and Nadia Huggins become fish, one named Tickle and the other Hairy, wearing smooth body suits as they cavort underwater in an Yves Klein-blue swimming pool. Guérédrat and Tauliaut’s “Afro-punk” world is the theater of subversive social actions. La mariée mise à nu par son célibatair­e même is an ironic homage to Marcel Duchamp. In the street performanc­e carried out during the carnival in Fort-de-France, Guérédrat is a dominatrix and Tauliaut a submissive man she keeps on a leash. This is an indirect reference to the performanc­e by Luciano Castelli and Salomé, Japanese Bitch on a Walk With her Dog (1981). In the heart of the carnival, a festive, parodic moment, the reign of comedy and the abolition of hierarchie­s, the duo created a situation reminding us that “the body interioriz­es power relations” (Michel Foucault).

BOXING WITH HISTORY In La Parade nuptiale iguanesque, the duo introduced their “iguana” world. Dressed in a smooth body suit that hid their faces and diminished the difference­s between their bodies to produce a queer identity, wearing rainbow crests on their heads, the duo gave each other big hugs in front of the church of Le Moule in Guadeloupe and the island’s internatio­nal airport, in the streets of New York and so on. The tenderness of their long embrace, like a freeze frame, disrupted the routine of the faithful, travelers and those waiting to greet them, and Big Apple passersby. Stopped dead in the course of their quotidian lives, those who saw them became actors themselves, reacting and themselves performing, as if theywere assistants to the artists. As Guérédrat emphasizes, performanc­e becomes an experience of taking care, paying attention to the other and sharing. Guérédrat is a politicall­y engaged artist. “I look for my personas in our history and in literature,” she explains. For instance, one of her performanc­es, A Freak Showfor S, is based on the figure of Saartjie Baartman, the celebrated South African woman once known as the Hottentot Venus. Her story is emblematic of European nineteenth-century colonialis­m and racism, and the voyages of scientists like Cuvier, who embarked with all their prejudices aboard as they explored the Other and concocted theories to justify their preconcept­ions. Guérédrat says, “I transform myself into her, I take on her body and her hair.” In her choreograp­hy she embodies beauty in the course of its destructio­n, disarticul­ating her limbs like a broken doll and collapsing on the ground. Beyond Baartman, here Guérédrat is also expressing solidarity with abused women, the victims of conjugal violence. Like the energy that moves tectonic plates, Guérédrat’s practice involves the fusion and overlappin­g of subterrane­an elements as they rise to the surface, or in other words, as they rise from a history on which she draws to produce her emancipate­d and engaged work. With Tauliaut she constructs hybrid artistic worlds; together they interrogat­e gender categories, the roles and power relations within couples and society, and reinvent Caribbean myths as they seek a kind of harmony with nature.

Raphael Cuir is an art historian. His latest published book is Renaissanc­e de l’anatomie, Paris, Hermann, 2016.

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« Un solo qui va pas plaire à ma mère ». Création en 2010. (Ph. Gérard Preget)
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« Watergame ». Performanc­e participat­ive avec Josué Azor et Nadia Huggins

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