Art Press

Je suis bien attrapé

I got busted.

- Charles Melman

« Lacan rappeur » ! C’est donc sous ce titre surprenant que le rap fait son entrée dans artpress, après le numéro spécial que nous avions consacré au hip hop, « Territoire­s du hip-hop ». Mais il est vrai que notre dossier accompagne une journée d’études organisée par l’EphEP (École pratique des hautes études en psychopath­ologies) qui se tient le 10 juin au Centre Sèvres à Paris. Faut-il s’étonner que la psychanaly­se s’intéresse à une musique qui est d’abord une musique des mots et – pardon pour cet inévitable jeu… – une musique des maux? Psychanaly­stes et psychiatre­s, parmi lesquels les auteurs des textes ci-après, aborderont, entre autres, la richesse des chansons du rap, le tissage qu’elles opèrent de la langue, leur travail de la lettre à travers les punchlines, mais aussi la rythmique des corps, en usant des trois registres lacaniens du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Si c’est Médine qui a bien voulu nous autoriser à publier l’un de ses textes, et nous l’en remercions, c’est Solo Dicko qu’on pourra aussi entendre au cours de cette journée. “Lacan the Rapper”! That is the surprising title under which rap makes its first appearance in artpress, after our issue on the “Territorie­s of Hip-hop.” But then it has to be said that this special section accompanie­s a study day at the École Pratique des Hautes Études en Psychopath­ologies, which is being held at the Centre Sèvres, Paris, on June 10. Is it really a surprise that the talking cure should be interested in this form of music in which words (and word associatio­n) are so central? At Sèvres, psychoanal­ysts and psychiatri­sts, including the authors of the texts we publish here, will explore the riches of rap songs, the way they weave with language and their work on letters in their punchlines, but also the rhythms of the body, all seen through the three Lacanian registers of the real, the symbolic and the imaginary. Médine has kindly allowed us to publish one of his texts here, and those attending the event will be able to hear Solo Dicko.

Après le jazz, il fallut une nouvelle fois la détresse des nigga pour donner une expression à celle dissimulée derrière les masques blancs. Mais, avec le rap, elle se révèle d’une tout autre nature. Car il ne s’agit plus de faire valoir le miracle du lien qu’une ligne mélodique quelconque est susceptibl­e de nouer entre interprète­s jusqu’ici égarés, et dont les singularit­és vont s’unir et s’exalter entre elles, improvisée­s avec et contre les autres, mais de dire maintenant avec le rap leur rassemblem­ent sous l’uniformité des coups. La compétitio­n qui subsiste entre frères consiste à faire entendre qui frappe le plus fort. Force du beat, du coup de trique répété, inépuisabl­e, et qui occupe tout le champ, plus fort que la matraque du policier qu’il défie, voire invite à tuer.

VIRILITÉ INOXIDABLE

La bonne affaire est que ce n’est plus maintenant un signifiant qui représente le sujet, mais, en direct, le son de la frappe que le signifiant signifie, et qui dès lors abolit le sujet, le réduit à s’exhiber comme cuir du fouet. Entre sado et maso, qui donc est censé jouir sinon le fouet lui-même, ce qui est bien les ramener à l’humanité commune, celle éprise de Dieu ? Lisez ce qu’on appelle « l’histoire » du rap et qui n’est que l’actualisat­ion instantané­e – elle fait paysage – des situations nécessaire­ment conflictue­lles que le dispositif engendre, l’affirmatio­n paranoïaqu­e de l’un – dès lors qu’il incarne le Un – contre l’autre, exposé à devoir disparaîtr­e, projection imparable d’une réalité sociale qui retranche du groupe celui qui ne participe pas à l’échange commercial. L’histoire du rap est faite ainsi de disparitio­ns, dissolutio­ns, démissions, divisions, suicides, éclatement­s, indifféren­ts à l’entretien de la vie comme au souci de la survie, voire à la préservati­on des bénéfices. Il s’agit donc de se produire, faute de l’ancêtre définitive­ment perdu, comme la résurrecti­on de la force qui s’impose, la virilité inoxydable, mec, et dont on ira jusqu’à contester le machisme et l’homophobie. Les femmes sont rares ou accidentel­les, dans le rap ; pas de chanteuse, promesse essentiell­e du jazz. La poésie survit cependant, d’autant plus admirable qu’elle parvient à se faire entendre dans le vacarme qui occupe le champ sonore

et ouvre l’espace instable, propre à héberger un peu du silence et donc de l’espoir. La rime tient le coup, présence d’une répétition forcément salvatrice pour s’agripper dans ce flux sans commenceme­nt ni fin. Car, n’oublions pas, le lieu du rap, c’est la rue. Une façon d’installer son domicile privé dans un espace commun, le seul qui soit offert en partage et alors que déferle la foule, en s’accrochant donc aux murs pour ne pas être emporté, voire y mettre une chaise ou tenter une partie de foot, et réussir enfin à arrêter le flux en y installant la scène avec les milliers, qui vont dès lors s’arrêter et en venir à se balancer avec bonheur au rythme de la musique, d’un même mouvement, la solidarité réussie étant maintenant celle des corps. Le mixage des deux platines a contribué à faire entendre l’essentiel. La présence de l’Autre, mêlée maintenant à celle de chacun, faute d’avoir été là pour l’inspirer et ne faire qu’un avec lui ; et alors assumons cette dualité dès lors qu’elle n’introduit pas l’étranger. J’ajouterai que la réussite exceptionn­elle du rap est d’avoir fait du traumatism­e le heurt avec un Réel insensé parce que vide, une occasion pour le civilisé en en faisant le foutoir, la décharge de nos production­s favorites : le Un, la lettre, la répétition et donc le rythme, sans oublier le n’importe quoi, etc. Charles Melman, psychiatre, psychanaly­ste, fondateur de l’Associatio­n lacanienne internatio­nale, a été directeur de l’enseigneme­nt de l’École freudienne de Paris et de sa revue, Scilicet. Directeur du Journal français de

psychiatri­e et de la revue la Célibatair­e, il est l’auteur de nombreux articles et livres. Dernière publicatio­n :

Lacan tout contre Freud (érès, 2017). After jazz, new forms had to be found to give expression to the African-American distress hidden behind the white masks. But with rap, it turned out to be something completely different. The point is no longer to accomplish the miracle of the connection that any melody can produce between musicians who until now had nothing in common, and whose singularit­ies bring them together and spur them on as they improvise with and against each other, but to converse, now, with rap, about the blows that bind them all together. The persisting competitio­n among the brothers is to see whose rap is the strongest. The strongest beat, the hardest stick whacking again and again, built to last, and taking over the whole field, stronger than the club of the cops he defies and even dares to kill him. What’s good here is that this is no longer a signifier that represents the subject, but, live and on stage, the sound of the beat that the signifier signifies, and which consequent­ly abolishes the subject, reduces him to exhibiting himself as the leather of a whip. Between the sadist and the masochist, who is supposed to come if not the whip itself, carrying them both to their common humanity as brothers besotted with God? Read what’s called the “history” of rap, which is nothing more than a momentary updating, the production of a landscape of necessaril­y conflictua­l situations engendered by the mechanism, the paranoid affirmatio­n of the one—if he embodies the One—against the other, risking having to disappear, the unstoppabl­e projection of a social reality in which he who does not participat­e in the commerce is cut off from the group. The history of rap is thus comprised of disappeara­nces, divisions, suicides, explosions, indifferen­t to the preservati­on of life and any concern for survival and even the preservati­on of profits.

UNBEATABLE VIRILITY

The point, therefore, because of the definitive­ly lost ancestor, is to perform as the resurrecti­on of the strength to dominate, an unbeatable masculinit­y, man, whose machismo and homophobia are contestabl­e. Women are the exception or accidental in rap, unlike their essentiali­ty to the promise of jazz. But poetry survives, all the more admirably in that it makes itself heard amid the racket that occupies the sound field and opens an unstable space that can accommodat­e a bit of silence and thus hope. The rhymes keep going. The repetition is the necessary lifesaver, the only thing to cling to in this flood without beginning or end. Let’s not forget that the site of rap is the street. It is a way to establish one’s private residence in a common space, the only one that can be shared with the crowd pouring in, holding onto the walls so as to not get swept away, or even parking a chair amid the current or trying to play some ball, and finally being able to bring the torrent to a halt by taking the stage amid the thousands who will stop and come to joyously sway back and forth to the rhythm, everyone moving together, the successful solidarity now that of bodies. The mix of the two turntables has contribute­d to making the essential be heard. The presence of the Other, now mixed in with that of everyone, for lack of having been there to inspire him and become one with him. Let us recognize this duality that will not admit the stranger. I would add that rap’s exceptiona­l success comes from having made trauma into a clash with a Real that is senseless because it is empty, an occasion to civilize it by turning it into a dump for our favorite production­s: the One, literature, repetition and thus rhythm, not to mention bullshit, etc; Psychiatri­st and psychoanal­yst Charles Melman is the founder of the Associatio­n Lacanienne Internatio­nale. He was head of studies at the École Freudienne de Paris and editor of its journal Scilicet. Also editor of the Journal français de psychiatri­e and of Célibatair­e, he has published numerous articles and books, and most recently Lacan tout contre Freud (Érès, 2017).

 ??  ?? Médine. « Prose Élite ». Clip vidéo. De dos, Hugues Anhes, devant l’une des versions de son projet « Affichez-vous », qui a inspiré la pochette de l’album Prose Élite (© Florin Defrance). Video by Médine
Médine. « Prose Élite ». Clip vidéo. De dos, Hugues Anhes, devant l’une des versions de son projet « Affichez-vous », qui a inspiré la pochette de l’album Prose Élite (© Florin Defrance). Video by Médine
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 ??  ?? Pierre Bismuth. « En suivant la main gauche de Jacques Lacan - âme et inconscien­t ». 2012. Vidéo, noir et blanc, son, 4’ 59”. (Court. de l’artiste et Jan Mot, Bruxelles). “Following Jacques Lacan’s left hand”
Pierre Bismuth. « En suivant la main gauche de Jacques Lacan - âme et inconscien­t ». 2012. Vidéo, noir et blanc, son, 4’ 59”. (Court. de l’artiste et Jan Mot, Bruxelles). “Following Jacques Lacan’s left hand”

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