La carte comme partition ; Quand le monde s’est fait nombre
Jean-Marc Besse et Gilles A. Tiberghien (dir.) Opérations cartographiques Actes Sud/ENSP, 352 p., 39 euros
Le 1er juillet 1968 entre 11 heures du matin et 5 heures de l’après-midi, il se produit à San Francisco un événement particulier. Une promenade ? Une expérience de groupe ? Une manière de relier le corps à l’architecture ? Les trois à la fois. À l’initiative de Lawrence et Anna Halprin, respectivement paysagiste et chorégraphe, trente participants arpentent la ville dans le cadre d’un workshop consacré à l’environnement. En suivant l’itinéraire ponctué d’indices proches de nota-tions de danse, de scores (partitions), les marcheurs tracent « plusieurs façons de parcourir les mêmes lieux, plusieurs modes d’expérimentation d’un même espace ». La ville ne conditionne plus l’individu dans ses déplacements, c’est l’homme qui la dessine et la modèle à son gré. Trente personnes « chorégraphient » San Francisco et donnent lieu à l’oeuvre City Map, évoquée dans Opérations cartographiques, magnifique livre-mappemonde publié sous la direction de Jean-Marc Besse et Gilles A. Tiberghien, dont les travaux explorent le paysage, la nature, l’imaginaire et les atlas. En préambule d’Opérations cartographiques, le lecteur prend acte de cette affirmation : « Il n’est plus possible d’envisager les cartes seulement comme des objets finis, clos sur eux-mêmes. Il faut sortir de la transparence de l’objet cartographique, et lui restituer ses épaisseurs, ses complexités, ses tensions internes, ses dispersions, ses fluctuations, ses diversités, ses histoires. Derrière ces objets apparemment stables que sont les cartes, il faut saisir l’ensemble des gestes qui les traversent. » Pour donner à voir ses histoires et ses gestes, telle une continuité de l’action des arpenteurs californiens, le livre rassemble aujourd’hui vingt-deux chercheurs, aux territoires aussi diversifiés que la géographie, la philosophie, l’histoire, la paléographie, les archives, l’édition, le cinéma et l’urbanisme. ZOOGÉOGRAPHIE Leur originalité tient à l’interprétation du temps et de l’espace concernant les cartes, sans imposer la forme d’un dictionnaire ou d’un discours strictement encyclopédique. Grâce à l’élégante conception graphique de Large Projects, les cinq parties de l’objet – Dimensions, Corps, Matérialités, Rencontres, Imaginaires – entraînent le lecteur dans une rêverie. Le monde alors s’élargit. Le passé, le présent et le futur se rejoignent. Les digressions accentuent les ouvertures fabuleuses. Apparaissent des mosaïques, des cartes babyloniennes, des plans-reliefs, des cartes ma-rines, des informations numériques localisées provenant de cartes Géoweb, des planisphères imprimés sur papier chinois en fibre de bambou, les cosmographies de Ptolémée, le Monde dans une tête de fou de 1590, les cartes « zoogéographiques » de l’artiste italien Claudio Parmiggiani et le Bassin de Paris (carte politique) de Jochen Gerner, le royaume abyssin comme l’impression couleur de Manhattan d’Howard Horowitz, ce poème de 1997 où se « dessine la forme de Manhattan et chaque pont mis en page de manière à sortir du poème en tension vers les autres quartiers de la ville ». Dès lors, les cartes deviennent architecture, musique, peinture, voix, écriture, métaphore de l’observation et du déchiffrement. Le lecteur se réinvente par la cartographie, se réincarne. Histoire d’une danse où le corps humain est une notation et le globe sa partition.