Art Press

Fitzgerald nouvellist­e ; Les chasses de Caroline Lamarche

- Aliocha Wald Lasowski

Francis Scott Fitzgerald Je me tuerais pour vous et autres nouvelles inédites Traduit de l’anglais par Marc Amfreville Grasset/Fayard, 480 p., 23 euros

Le talent de conteur de Francis Scott Fitzgerald n’en finit pas de nous charmer. Mort à quarante-quatre ans en 1940, l’un des plus grands écrivains de la littératur­e américaine laisse cinq romans qui sont autant de merveilles, Loin du paradis, Beaux et damnés, Gatsby le magnifique, Tendre est la nuit et le Dernier Nabab, inachevé, publié à titre posthume. C’est sans compter les innombrabl­es nouvelles, plus de cent quatre-vingt, que s’arrachent les journaux de l’époque, du populaire Saturday Evening Post au tout chic Esquire, grâce auxquelles l’auteur mythique des années folles gagne sa vie. Fitzgerald, pourtant, doutait de son génie : « Je sais ce qu’on attend de moi », écrit-il à la fin de sa vie, « mais cette source d’inspiratio­n est franchemen­t tarie. » Livré au vertige du Jazz Age, qui rythme la chronique mondaine des amours désinvolte­s dans l’univers désenchant­é des strass d’Hollywood, il explore mieux que personne les désillusio­ns du glamour et la tendresse cachée des flappers, ces femmes libres et modernes, qui, une cigarette à la main et une flûte de champagne dans l’autre, s’étonnent d’elles-mêmes et du monde. On retrouve le ton doux-amer, ce mélange de cynisme et de cruauté, de mélancolie féroce et de violence feutrée, dans le recueil inédit de dix-huit récits réunis ici sous le titre de l’un d’eux, Je me tuerais pour vous. Seize nouvelles, deux esquisses de scénarii cinématogr­aphiques, écrites dans les années 1930 : ces courtes fictions forment de belles et tragiques histoires, que ce soit sur le fond de la guerre de Sécession (« Rendez-vous chez le dentiste »), de la grande dépression à partir de 1929 (« Voyager ensemble ») ou de l’univers sportif, marqué par la corruption (« Hors-jeu »). Entre une comédie subversive sur le mariage (« Salut à Lucy et Elsie »), une autre sur l’alcoolisme (« Les femmes de la maison »), une peinture sociale cruelle (« La perle et la fourrure ») et une parodie romantique qui plonge tout à coup dans la brutalité (« Pouces levés »), Fitzgerald interroge ses thèmes de prédilecti­on : la solitude et le rêve de gloire, la folie et la maladie, la boisson et la mort. Il retrouve aussi le milieu du cinéma, dont il dénonce l’hypocrisie et la vanité, à travers une méditation sur le désespoir, le suicide et la séduction.

VIRTUOSE SUPRÊME Élégance de l’écrivain, dandysme de ses héros : aussi précieux qu’inattendu – sorti peu de temps après d’autres inédits, comme la pièce de théâtre Un légume ou le Président devenu facteur et un ensemble d’entretiens Des livres et une Rolls –, ce recueil témoigne, avec un humour sombre, de la fascinatio­n de Fitzgerald pour la beauté de la jeunesse et le charme d’un lieu, décrits avec raffinemen­t. Ainsi la phrase qui ouvre « Je me tuerais pour vous » évoque la chaîne des montagnes de Caroline, où « s’étendait le lac, un reflet rose de soir d’été à la surface ». Sensible au changement de couleur des paysages, dandy plus que jamais, le romancier reconnaît à la fin de sa vie : « À ma façon, modestemen­t, j’ai créé une oeuvre originale. » Son ami Arnold Gingrich a raison de lui dire : « Si l’on compare l’écriture à un instrument de musique, vous êtes le virtuose suprême – personne ne sait mieux que vous tirer les harmonique­s les plus pures de la phrase. » Je me tuerais pour vous est l’occasion de redécouvri­r le virtuose des désarrois de l’âme, autant de vibrations de l’écriture romanesque.

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