Pierre Jourde pour une expérience vraie
Pierre Jourde Winter is coming Gallimard, 160 p., 15 euros
Il est des livres dont le critique se dit que « ce n’est même pas la peine ». Entendant par là que leur degré de nullité est tel qu’y consacrer seulement une ligne serait encore de trop. Il en est d’autres, rares, dont le contenu est si brûlant, l’expérience vécue de l’auteur si intime, si douloureuse, qu’on a quelques scrupules à y ajouter des mots qui seront tellement en deçà de la vérité d’un drame humain qu’on n’a pas soi-même vécu. Or, est-il pire drame pour un père, pour une mère, que d’avoir à vivre la longue agonie et la mort de son enfant ? Et pour qui en a suivi dans un livre le récit, est-il plus délicat exercice que celui d’avoir à engager d’autres l ecteurs dans une telle bouleversante épreuve ? Bouleversante, mais dont, paradoxalement, on peut augurer que beaucoup d’entre eux sortiront plus aguerris d’avoir assisté à la lutte de ceux que le destin a mis en première ligne pour faire pièce au tragique de la condition humaine.
LA SOUFFRANCE HUMAINE Dans l’Enfant éternel, paru chez Gallimard en 1997, Philippe Forest a raconté l’agonie de sa fille Pauline, morte d’un cancer à l’âge de quatre ans. Pierre Jourde évoque aujourd’hui, dans Winter is coming, la dernière année de vie de l’un de ses trois fils, Gabriel. Un autre écrit beau et terrible, et toujours ce même mystère : pourquoi, dans la littérature ou l’art, le beau et le terrible vont-ils si souvent de pair ? Pourquoi des humains appelés à supporter l’insupportable, à vivre l’inadmissible, à sonder au plus profond le mal (Pierre Jourde parle de « la perfection ontologique du Mal »), en viennent-ils, après la révolte contre le destin, à connaître une sorte de réconciliation avec le monde, à ce que l’athée que je suis, oserait appeler un état de grâce ? Il est étrange comme, dans les dernières pages du récit de Pierre Jourde, quand la famille est réunie au chevet de « l’enfant » entré en agonie, les images qui
viennent à l’esprit du père sont celles, vues sur les tableaux de maîtres anciens, de la naissance du Christ et de sa crucifixion. Ces maîtres dont Jourde écrit qu’ils savaient ce qu’était la souffrance humaine, qu’ils « connaissaient bien ce qui s’empare des muscles et des regards, cette force qui meut les bras, incline les têtes et fait jaillir les larmes, comme si une présence invisible empoignait, tordait et modelait ce corps qui ne sait pas ce qui s’empare de lui, qui ne sait pas comment et où se tenir, qui s’abandonne ». Gabriel, que sa famille avait surnommé Gazou, était un garçon rieur, très doux, un bel athlète débordant de vie, métissé d’Auvergnat, d’Arménien et d’Antillais. Il avait débuté une brillante carrière de musicien sous le nom de Kid Atlaas quand il a été atteint d’un cancer atypique, qui ne touche que de très jeunes gens appartenant à des populations d’origine africaine (deux cas en France, dans ces années 2013-14), et dont, jusqu’à maintenant, l’issue est fatale. L’espérance de vie du malade est très courte : onze mois à peine pour le fils de Pierre Jourde. Gabriel meurt à l’âge de vingt ans, après une interminable série de radiothérapies, chimiothérapies, interventions chirurgicales au cours desquelles son corps est littéralement dépecé. Mort, où est ta victoire ? Pour Pierre Jourde, la question reste en suspens. Voici ce qu’il écrit quand il ne peut pas ne pas imaginer l’issue fatale : « Dire, dans l’église de Créteil pendant la cérémonie de tes obsèques, que rien ne pourra empêcher que tu aies été. Et que par conséquent, tu es encore. Osciller entre ces deux pensées. Tu as été, et cela seul est un miracle. Tu as été, tu n’es plus, et cette contradiction est une monstruosité. » Quelques mots sur mes rapports avec Pierre Jourde. Nous deux, on n’était pas vraiment faits pour se rencontrer et sympathiser. Jusqu’en 2002, je ne savais rien de lui, je n’avais pas lu ses livres, et lui ne connaissait probablement de moi que ma collaboration à artpress et mes liens avec Philippe Sollers. En 2002, paraît son pamphlet la Littérature sans estomac. Pour dire vite, il s’agissait d’une attaque en règle contre une grande partie de la littérature et de l’art contemporains. Les premières cibles de Jourde : artpress et Philippe Sollers. Catherine Millet, directrice de la rédaction de la revue, était prise à partie (mais épargnée, voire louée, en tant qu’auteur de la Vie sexuelle de Catherine M.).
D’HOMME À HOMME Suite à un texte que je publie en 2013 dans un numéro des Temps modernes consacré à la critique littéraire, Pierre Jourde engage avec Philippe Forest et moi un débat, plutôt de bon aloi, sur le roman. Il nous reproche de privilégier la pratique de l’autofiction et de l’autobiographie au détriment du roman entendu comme oeuvre d’imagination. Plus tard, préparant un artpress2 sur la boxe et apprenant que Pierre Jourde pratiquait le noble art, j’ai souhaité le rencontrer. Depuis, il nous arrive de nous retrouver, tard le soir après ses séances d’entraînement. Autant d’occasions d’échanger, d’homme à homme, si je puis dire (pas sur un ring, heureusement pour moi !), sur ce qui, côté littérature et art, nous éloigne et nous rapproche. Des désaccords entre nous persistent, notamment sur l’oeuvre de Sollers et sur les écrivains et artistes que Jourde promeut. Comme pour la boxe, il nous reste à parier sur l’issue de la compétition… Quant à Pierre Jourde lui-même… Le pugiliste ? Il tient sacrément le choc sur un ring, mais à soixante-deux ans, il doit envisager sa reconversion (à la boxe de rue et aux arts martiaux mixtes dits MMA). L’écrivain ? Le temps ne lui est pas compté. Je ne suis pas inquiet pour lui. Dans l’entretien qui suit, nous revenons sur les thèmes qui continuent d’occuper écrivains, critiques littéraires et universitaires. Pierre Jourde, bien sûr, évoque son livre Winter is coming.
Je te propose de revenir à ton texte Dire je, dans lequel tu nous répondais, à Philippe Forest et moi. Les années ont passé, des masses de livres ont été publiés sur l’autofiction, l’autobiographie, le roman fiction. Nous nous connaissons mieux, j’ai lu quelques-uns de tes livres, toi deux ou trois des miens, cette dispute qui nous agitait te semble-t-elle toujours d’actualité ? Les enjeux ont-ils changé? Les frontières entre les genres littéraires se sont-elles déplacées, ou sontelles plus poreuses ? Ta question arrive à un moment de mon parcours d’écrivain où elle se pose à moi avec une certaine acuité. Je me suis considéré d’emblée comme un écrivain de l’imagination. Mes premiers textes, jamais publiés, étaient des nouvelles ou des romans fantastiques. Un fantastique métaphysique à la Borges. J’ai publié plusieurs romans entre réalisme et imaginaire. Aujourd’hui, je viens de publier deux récits très autobiographiques, la Première Pierre et Winter is coming, et j’en termine un autre, le Voyage du canapé-lit. La violence du vécu s’est imposée à ma pratique d’écrivain. Mais je compte bien revenir ensuite à l’imagination. Il est dangereux, à mon sens, de condamner un genre. Jean Rouaud en parle bien : lorsqu’il s’est présenté chez Minuit, une certaine pensée dominante dans la littérature (qui ne coïncide pas forcément avec ce que les lecteurs plébiscitent) excluait le vécu et les personnages. Je comprends bien ce que veulent dire Philippe Forest et Catherine Millet : la petite histoire bien formatée à la française avec ses personnages prévisibles n’a aucune nécessité. Assez de l’éternelle histoire de l’écrivain quinquagénaire tombant amoureux d’une nymphette. Pour autant, leurs formules condamnent un genre, et c’est ce qui me gêne. Après tout, l’imagination, ce sont aussi les romans foisonnants et magiques de Carole Martinez, les machineries de métaphysique humoristique d’Éric Chevillard, certains polars qui nous parlent du monde et de notre société, etc. Ce qui me plaît dans la littérature d’aujourd’hui, et qui est la rançon de son éclatement, de la
fin des écoles, c’est sa liberté. Il n’y a plus de Jean Ricardou ou de Jean-Paul Sartre, paix à leur âme, pour énoncer des diktats esthétiques, alors évitons d’y revenir. Qu’il y ait de la critique, du débat, oui, je serais mal placé pour m’en plaindre, mais gardons cette ouverture qui est notre chance. Le genre n’est pas une catégorie pertinente pour attaquer un livre. On en fait ce qu’on veut. Et, en effet, ils sont devenus poreux, et c’est tant mieux. Ce que j’aime dans tes livres, justement, c’est le mélange de vécu, de réflexion, d’épisodes tirés de la vie de boxeurs ou d’écrivains.
Une de tes cibles favorites, dans ce texte, est déjà dans la Littérature à l’estomac, c'est Christine Angot. Ne crois-tu pas que, vu ses derniers livres et ses agitations médiatiques assez déjantées, un coup fatal a été porté à ce gadget de l’autofiction et que la seule question qui vaille, roman ou pas roman (mais la plupart des livres paraissent désormais sous l’étiquette « roman ») est celle de l’instance de la vérité dans l’écrit, ce que Foucault a appelé la « véridiction » ? Nous sommes des êtres autant constitués d’imaginaire que nous sommes constitués d’eau. J’ai presque envie de dire que nous sommes des êtres imaginaires. Nous passons à côté de notre vie, nous avons du mal à assumer la réalité. Je suis absolument d’accord pour dire que la littérature a pour fonction de nous rendre à nous-mêmes. Peut-être pas exactement de formuler une vérité, mais plutôt de créer les conditions mentales dans lesquelles la vérité nous devient accessible. Mais dans la mesure même où nous sommes constitués d’imaginaire, on ne peut pas faire l’impasse là-dessus. Mes romans montrent des êtres dévorés par l’imaginaire. Leur vie est une construction mentale. Il y a une double démarche de la fiction : à la fois montrer ce qui, dans notre fiction intérieure, nous empêche d’accéder au réel, mais aussi, inversement, montrer comment ces fictions nous disent parfois la vérité, sur le mode symbolique, mythique, etc. Dans cette perspective, l’autofiction pourrait être un genre intéressant, en ce qu’elle montrerait dans une vie ce mélange de vérité et de fiction. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se passe, notamment chez Angot. L’idéologie dominante, celle des médias, nous vend de la confidence individuelle en faisant passer ça pour du réel. Angot se conforme à cette idéologie dominante, qui engendre aussi un circuit commercial, en reproduisant cette conception très pauvre de l’individu. Comme si Gala ou le Loft nous disaient la vérité des êtres mieux que l’Idiot ou la Chartreuse de Parme. Donc je suis globalement d’accord avec ce que tu dis sur la vérité, c’est en tous cas ce que je recherche, mais ce que nous appelons vérité est quelque chose de complexe, qui ne se réduit pas au petit fait tiré de l’expérience. L’autofiction à la Angot est en effet de la littérature morte, qui n’a rien à dire, mais le commerce et la société du spectacle lui assureront une certaine survie, avec la complicité aveuglée de certains critiques des Inrocks ou de Libé. Mais il y a les livres de Claude-Louis Combet, par exemple, qui mêlent mythe et vécu. Est-ce qu’on peut appeler ça de l’autofiction ? Je ne sais pas. Mais c’est excellent, et ça ne se vend pas.
ASSAD M’A PLAGIÉ Pourquoi s’attarder à la lecture d’un livre auquel l’auteur n’a manifestement pas été contraint ? demandait Bataille, dans sa préface au Bleu du ciel. N’est-ce pas ce qui différencierait ton roman le Maréchal absolu, formidablement bien fait, de Winter is coming, que je considère comme un grand livre. Quel type de contrainte t’a amené à écrire? Bon, si tu veux dire qu’il ne faut pas s’arrêter à la lecture du Maréchal absolu, je proteste énergiquement ! Ce monstre est déjà assez difficile à lire comme ça, ne décourageons pas le client ! C’est curieux, ce que tu dis, parce que pour moi le Maréchal absolu est mon livre le plus important, alors que Winter is coming est un échec. En tous cas, il manifeste de manière crue l’échec inhérent à la littérature, plus évident et plus tragique lorsqu’il s’agit du deuil. Mais tu touches une question essentielle. Ce que Bataille appelle contrainte, je l’appelle nécessité. C’est à peu près la même chose. La nécessité est la question fondamentale. Mais le vécu ne crée pas par miracle cette nécessité intérieure qui préside aux grandes oeuvres. Ce n’est pas parce que je dois impérativement écrire que le résultat sera à la hauteur de ce que je me suis senti intimé de faire. De même, l’imagination peut procéder d’une profonde nécessité qui ne trouve pas nécessairement dans le fait vécu les éléments qui lui permettent de déployer toute sa puissance. Pour Winter is coming, en effet, la tragédie vécue a engendré plusieurs forces qui m’ont poussé à écrire comme malgré moi, et qu’on peut appeler volonté de se ressaisir de l’expérience, de se réapproprier ce qui est perte absolue, nécessité de trouver du sens dans ce qui est absence de sens, abandon à la puissance propre du ressenti, etc. Toutefois, ce que j’essaie de dire dans ce livre est en réalité la même chose que dans tous les autres : comment pouvons-nous accéder à une expérience vraie, et pleine ? Qu’est-ce que l’expérience du deuil, de la perte, sinon celle du défaut de réel ? Lacan disait que le réel, c’est quand on se fait mal. C’est vrai et faux. La douleur nous sort du sommeil intérieur. Pourtant, si, lorsque rien ne se passe, nous avons le sentiment de ne plus exister, le surgissement d’un événement violent nous plonge dans un sentiment d’irréalité. Dès Pays perdu, il s’agissait de cela, dans un texte autobiographique : comment la vie qui nous paraît la plus authentique, la vie paysanne, avec la dureté, la mort, la violence, comment tout cela est tissé de fiction. C’est cela, la tâche de la littérature : au lieu de prendre le réel comme un donné à traduire en mots, comme le fait bêtement Angot, montrer que le réel est notre problème. Nous faire naître à la question du réel. Or, si Winter is coming m’a été imposé par une nécessité immédiate, cette nécessité, et je le dis explicitement dans le livre, en rejoint une autre, quasiment originelle, et qui m’a sans doute amené à la littérature : le sentiment d’une perte irrémédiable, présent dès l’enfance. Le Maréchal absolu ne parle pas d’autre chose, défaut de réel, fabrication de fiction, l’individu comme fiction et manque, le pouvoir comme fabrication d’une histoire, etc. Sans doute aussi voulais-je depuis longtemps manifester deux forces qui s’opposent en moi, celle de la puissance brute, de la joie animale dans la palpation de la chair du monde, et celle de l’esprit calculateur, ratiocinateur, qui s’égare dans ses subtilités jusqu’à perdre de vue la réalité. Ce dédoublement est une source de souffrance qui m’a poussé à chercher une synthèse à la fois dans le style et la construction de ce roman, ce qu’un texte strictement réaliste n’aurait pas permis. En outre, le fait de créer un pays imaginaire m’a permis de modéliser un comportement dictatorial, ce qui s’est vérifié lorsque je finissais l’écriture du livre : Assad s’est mis exactement dans la même situation et a eu les mêmes réactions que mon Maréchal. Il m’a plagié.
J’aime beaucoup tes textes polémiques, dont, tu le sais, je ne partage pas tous les jugements littéraires, négatifs ou positifs. Prends-tu le même plaisir à cogner avec des mots qu’avec tes poings sur le ring? Tu touches juste. Je fais de la boxe pour des raisons similaires à celles pour lesquelles j’écris. Créer du contact. Entrer dans la chair des choses. Sentir l’autre exister, prendre sa mesure, celle de son corps, de sa manière de bouger, de réagir, de calculer. Se sentir exister par lui. D’ailleurs, je tape presque aussi fort sur un clavier que sur un adversaire. Encore la boxe française implique-t-elle une distance qui ne me convient pas tout à fait, et je me suis mis à la boxe de rue ou au MMA pour être plus au contact, empoigner des torses, me rouler par terre. Pour ce qui est de la critique littéraire, il y a de ça : saisir à plein bras le corps d’un texte, qui est aussi le corps d’un autre. En un sens, et ce même dans les plus féroces vacheries, s’y reconnaître, reconnaître ce qu’on craint chez soi, ce qu’on aime ou n’aime pas chez soi, se colleter avec soi en l’autre, avec l’autre en soi.