La saveur des incipit ; Le cinéma-et-les-autres-arts
Laurent Nunez L’Énigme des premières phrases Grasset, « Le Courage », 200 p., 13 euros
Que disent les premières phrases de romans, de pièces de théâtre ou de poèmes de la création dont ils donnent le coup d’envoi ? Comment les incipit donnent-ils le ton, le « la » de l’ouvrage ? Comment livrent-ils une clé de lecture, amorcent-ils un contact avec le lecteur ? Peut-on, à partir d’eux, anticiper l’ouvrage, deviner la vision du monde qui s’y déploie ? Critique littéraire, auteur des essais les Écrivains contre l’écriture, Si je m’écorchais vif, du roman les Récidivistes, Laurent Nunez se penche avec virtuosité et originalité sur seize phrases-seuils, liminaires, et sur deux interludes tirés de la littérature française, tantôt célèbres (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », ouvrant la cathédrale proustienne, « Aujourd’hui, maman est morte », dans l’Étranger…), tantôt moins connues ( les Faux-Monnayeurs, le Ravissement de Lol V. Stein, Dom Juan, Andromaque, Germinal…). L’on connaît le soin que nombre d’écrivains mettent à ciseler l’incipit. Équivalent d’une carte de visite et ayant, entre autres fonctions, celle d’assurer la fondation de l’architecture textuelle, la première phrase est un symptôme, un indicatif, une facette de l’oeuvre. C’est à un dépli minutieux du fameux « DOUKIPUDONKTAN, se demanda Gabriel excédé » ( Zazie dans le métro), du vers liminaire de « Salut » de Mallarmé, du début des Confessions de Rousseau, de Bouvard et Pécuchet que se livre Laurent Nunez, repérant les chausse-trapes, les pièges interprétatifs, les parfums, les rôles de prodrome, de révélateur ou de miroir aux alouettes des incipit. Sa méthode, à la fois savante et intuitive, à la fois horizontale (examen syntaxique, sémantique, lexical de chaque segment, des signes de ponctuation) et verticale (repérage inventif de réseaux de significations, de connexions intertextuelles, biographiques), procure une virginité inédite, une nouveauté insoupçonnée à des phrases que l’on néglige ou qui se sont fossilisées sous le poids de leur renommée. L’enjeu politique, les sous-bois du texte, l’enchâssement de niveaux de sens, le camouflage de vérités dangereuses, les faux truismes, la profondeur de champ d’ouvertures qui semblent étales sont remarquablement révélés au fil d’une approche d’une minutie d’entomologiste littéraire et de spéléologue qui, par un jeu d’allers- retours entre surface et couches profondes, pénètre dans les strates enfouies des incipit. Sous les formulations parfois étranges, prosaïques, voire agrammaticales des premières phrases, Laurent Nunez délivre, par le biais de l’étymologie, des figures de rhétorique et du contexte historique, des pistes d’intelligibilité insoupçonnées. Si l’on peut rouvrir les chefs-d’oeuvre par le milieu, par l’examen de leurs interludes (ce que l’auteur fait pour François Coppée et Ernest Pérochon), les augures que délivre l’exploration des premières phrases instruisent sur les rapports secrets entre les parties et le tout, entre l’entrée en matière et la construction de l’oeuvre, que les écrivains parfois cryptent dans les incipit. Au parfum du leurre de l’approche rétrospective, laquelle lit le commencement à partir de la conclusion, fin limier, Laurent Nunez ne vise point à lever l’énigme des premières phrases : il y descend à mains nues, cueillant leur inavouable, leurs ruses à l’égard de la censure objective ( Dom Juan) ou intérieure (« La servante au grand coeur » de Baudelaire), la tempête du néant, de la folie sous les eaux dormantes (« Salut », Andromaque, le Ravissement de Lol V. Stein).