Éditorial Ces expositions invisibles
Invisible exhibitions.
Au mois d’avril dernier, la Documenta a démarré pour la première fois à Athènes avant d’ouvrir ses portes plus traditionnellement à Cassel au mois de juin. Les curieux sont allés voir ; beaucoup d’autres ont d’emblée déclaré « être contre ». Il faut dire que les biennales qui s’émiettent autour du monde et au long du calendrier sont nombreuses ces derniers temps, avec une part de démagogie plus ou moins bien dissimulée. Alors que le principe d’une biennale reposait jusque-là sur une idée mise en oeuvre par un commissaire dans un lieu pendant quelques semaines ou quelques mois, le format de ces manifestations semble aujourd’hui mis en question. Peut-être cela est-il dû au fait que ces biennales, en grossissant à chaque nouvelle édition, deviennent de plus en plus difficiles à appréhender – le simple fait de visiter la Biennale de Venise relève à certains égards de la performance sportive. C’est pour résister à cela, mais aussi à l’« événementialisation » générale du monde de l’art, que certaines biennales ont tenté récemment des formules nouvelles, et fait une place croissante à des conférences et des colloques en amont du vernissage. C’était le cas de la Biennale de Sharjah. Mais ces débats étaient pour la plupart stockés sur une plateforme numérique… réservée à l’équipe curatoriale. Par ailleurs, cette biennale, commencée en février dernier à Dakar, a eu lieu à Sharjah pour la grande exposition, et se prolongera par des ateliers à Istanbul et Ramallah, avant de s’achever en octobre à Beyrouth. Avec un tel programme, il est sous-entendu qu’aucun visiteur ne pourra la voir en entier. Les commissaires ne se parlent-ils donc qu’entre eux ? S’agit-il seulement de communication ? Ou bien existe-t-il une manière de voir les choses autrement ? Avec ses expositions athéniennes, le parti pris d’Adam Szymczyk pour la Documenta est différent. Le Parlement des corps, série de séminaires menés par Paul Preciado avant l’inauguration des expositions, était ouvert au public, au moins pour ceux qui résidaient ou pouvaient se rendre à Athènes ou à Cassel. Une série de publications a aussi rendu compte de ces étapes préliminaires. Mais, là encore, rares sont ceux qui disposent du temps et des moyens nécessaires pour tout faire. Une curieuse évidence surgit alors : ces biennales sont en quelque sorte devenues « invisibles ». Cette qualité peut faire partie de celles d’une oeuvre d’art, mais ce n’était pas jusque-là le cas pour une biennale, en tout cas pas littéralement. Sauf si ces manifestations sont d’emblée conçues, non plus comme des événements mais comme des temps longs de réflexion collective qui se liront désormais par fragments, à l’image de la récente Biennale de l’Antarctique qui a pris la forme d’un voyage en bateau pour les artistes, et dont une exposition donnera quelques traces à Venise. La Biennale Sur, lancée par Annibal Jozami en septembre prochain sur tout le continent sud-américain offrira une autre forme d’expérimentation en la matière. C’est un objectif stimulant que de tenter de penser, chaque fois un peu différemment, cette part d’invisibilité.
This April saw the opening of Documenta, not in its traditional home of Kassel, where it starts as per usual in June, but in Athens. The curious went to Greece to check it out, the reticent were “against.” You can see why: recently, a fair number of biennials have been stretching themselves over both calendar and map, and there’s no denying the sometimes conspicuous streak of demagogy in this trend. The idea of a biennial as an event held for several weeks or months in a given location and based on an idea orchestrated by a curator, is now, it seems, being challenged. Perhaps this is because these biennials are increasingly difficult to grasp in that each new edition seems bigger than the last. Getting around the Venice Biennale, for example, can be quite a marathon. It is in order to counter this tendency, but also the general “eventing” of the art world, that certain biennials have been trying out new approaches, with increasing emphasis on talks and symposia held before the opening. Witness Sharjah. But most of the debates there were stored on a digital platform and accessible only to the curatorial team. In fact, this year’s Sharjah started off in Dakar (Senegal) in February, continued with its main exhibition in Sharjah itself, and will continue with workshops in Istanbul and Ramallah, before finally winding up in Beirut in October. It goes without saying that no visitor will manage to fit in the whole program. So is this just some kind of intra-curatorial conversation? Or is it merely being done for the communications benefits? Or maybe there is another way of looking at all this. What the head curator of Documenta, Adam Szymczyk, is aiming at with his Athenian events is rather different. The Parliament of Bodies, a series of seminars led by Paul Preciado before the inauguration of the exhibitions, was open to the public—or at least to anyone living in or able to get to Athens or Kassel. A set of publications also recorded these preliminaries, although again, not many people have the time and/or money. And so here is the paradox. As their footprints and timescales spread, so these biennials are becoming “invisible.” Ok, we know that invisibility can be an ingredient in artworks, but so far that hasn’t been the case for art shows, or at least not literally. Unless, that is, these events are conceived not as shows but long-term sessions of collective reflection, to be read via fragments. The recent Antarctic Biennale, for example, took the form of a boat trip for artists, traces of which will be presented at an exhibition at Venice. The Bienalsur, launched by Anibal Jozami this coming September, covers the whole South American continent and will offer another experiment with the form. Will it be a success? In any case, it is certainly stimulating to keep trying out new angles on this invisibility aspect.