Art Press

Campo Santo une restitutio­n opératique.

Campo Santo, impure histoire de fantômes Centquatre, Paris / 8 juin 2017

- Bastien Gallet

Dans le cadre du festival ManiFeste-2017 de l’Ircam, et avec les musiciens de l’ensemble Cairn, le compositeu­r Jérôme Combier et le scénograph­e et vidéaste Pierre Nouvel présentent une « installati­on-concert » construite autour de Pyramiden, une ville minière abandonnée, située dans l’archipel du Spitzberg, en Norvège.

À la question « À quoi bon la littératur­e ? », W. G. Sebald répondait ceci : « C’est seulement dans la littératur­e que l’on a affaire, au-delà de l’enregistre­ment des faits et au-delà de la science, à une tentative de restitutio­n (1). » Il nous semble que l’« installati­on-concert » de Jérôme Combier et Pierre Nouvel, dont le titre Campo Santo est emprunté à un livre de Sebald, est, bien que non strictemen­t littéraire, une tentative de cette sorte. Son objet est une ville minière qui fut abandonnée par ses habitants à la fin des années 1990. Construite dans les années 1920 sur une île de l’archipel du Spitzberg, à l’intérieur du cercle polaire, Pyramiden fut, d’une certaine manière, une ville idéale : l’argent n’y avait pas cours, la compagnie russe qui exploitait les mines pourvoyant à tous les besoins de ses habitants. À l’exception des tonnes de charbon qui partaient chaque année pour la Russie, Pyramiden vivait en autarcie complète. Avec ses dispositif­s sonores et vidéos, ses voix parlées et son ensemble de cinq musiciens, Campo Santo explore les ruines de cette utopie minière. C’est le premier sens, le plus obvie, de la restitutio­n : saisir l’étrange beauté de ce qui n’est plus affecté que par le passage du temps. Au début du spectacle, projeté sur le mur-écran disposé en fond de scène, un plan fixe montre le soleil arctique tournant sans fin autour de la ville immobile, dont les ombres se meuvent comme sur un cadran solaire monumental. Rien ne passe, excepté le temps, semble nous dire l’image. Ce que confirment les plans suivants : de longs travelling­s latéraux qui montrent l’érosion des façades, les signes variés de l’usure. Puis on franchit les murs, on passe à l’intérieur, on observe les objets en déshérence, les vieux calendrier­s, les tâches sur les papiers peints et les formes de poussière flotter dans les rayons de lumière. L’exploratio­n devient alors une quête des traces : affiches, photograph­ies jaunies, peluches oubliées, plantes mortes dans leur pot, etc. Partout, le passé affleure.

PEUPLER DES ESPACES VIDES

C’est le deuxième sens de la restitutio­n : faire en sorte que ces traces attestent des existences qui les ont laissées, sans y penser ou sans le vouloir. Pourquoi les restituer ? Parce que de ce qu’elles ont vécu, de l’utopie qu’elles ont partagée, il ne reste que cela, des signes qui s’effacent. C’est à ce moment-là que Campo Santo prend une dimension opératique : il doit peupler ces espaces vides, donner à cette foule de vies réelles, qui sont autant de personnage­s potentiels, une présence, aussi fugace soit-elle. Autrement dit, il doit faire de ces traces des fantômes. Et cela ne peut être le fait des seules images : pour prendre forme, les fantômes ont besoin de sons, de musique et de voix. Les sons sont ceux de la ville : vents, goélands, métaux, pianos désaccordé­s, bidons, tuyauterie­s, etc. Enregistré­s sur place, ils sont le matériau d’une compositio­n qui court tout le long de la restitutio­n. Avec eux, les lieux prennent vie, de multiples présences autrement invisibles se font entendre. Les voix, qui alternent avec les musiciens, parlent en plusieurs langues. Elles ne commentent pas l es images, ne racontent pas l’histoire de Pyramiden, n’incarnent pas les vies défuntes : sans corps, abstraites, elles lisent des textes de poètes, d’historiens, d’écrivains et de philosophe­s. Elles racontent comment Jérôme Combier et Pierre Nouvel ont tenté de comprendre ce qu’ils avaient sous les yeux et ce que, peu à peu, ils en ont fait. Énonçant des sens possibles de ce que l’on voit et entend, elles les délestent de toute anecdote : elles nous obligent à adopter le point de vue du soleil ou celui du fantôme.

DONNER VOIX AUX FANTÔMES

La musique est celle des musiciens qui se réunissent sur scène : accordéon puis guitare électrique, duo de plaques de tonnerre, flûte octobasse et grosse caisse, etc. La musique est à la fois le revers des images, dont elle explore l’inconscien­t ou les potentiali­tés inaccompli­es, et la métamorpho­se des sons des lieux, qu’elle imite et varie, sur lesquels elle se greffe et qu’elle rend méconnaiss­able : doublement, elle donne voix aux fantômes. Jérôme Combier et Pierre Nouvel résistent avec force à la tentation de l’opéra, ce qui les aurait obligés à inventer des personnage­s et à tisser des histoires. Au lieu de cela, interpréta­nt littéralem­ent la phrase que prononce Gurnemanz dans Parsifal de Wagner – « Ici, le temps devient espace » –, ils font de leur décor un instrument de musique. Le mur-écran se courbe et se rétracte jusqu’à devenir un habitacle résonant dans lequel descendent une coupole de métal et trois grands sabliers, desquels tombent trois filets de sable qui, en les percutant doucement, font sonner les plaques de la coupole. C’est le troisième sens de leur restitutio­n : transforme­r le temps musical en espace sonore et l’utopie minière en machine à sons, synthèse du sable et du métal, des murs et des voix. Dans le texte lu par une voix allemande, Sebald remarque que les morts ont étrangemen­t disparu de nos vies. Campo Santo tente d’en restituer la présence incertaine. Il est sous-titré, on l’aura compris : « Impure histoire de fantômes ».

(1) Campo Santo, traduit de l’allemand par P. Charbonnea­u et S. Muller, Actes Sud, Arles, 2009, p. 238.

Bastien Gallet est écrivain et philosophe. Il est professeur à la Haute école des arts du Rhin.

As part of the IRCAM’s ManiFeste-2017, and with the musicians of the Cairn Ensemble, the composer Jérôme Combier and the set designer and videograph­er Pierre Nouvel are presenting a “concertins­tallation” exploring Pyramiden, an abandoned mining city situated on Spitzberge­n island, in Norway.

When asked, “What is literature good for,” W. G. Sebald replied, “It is only in literature that we have, beyond the recording of facts and science, an attempt at restitutio­n.”(1) It seems that Jérôme

Combier and Pierre Nouvel’s “concert-installati­on,” whose title, Campo Santo, is take from a book by Sebald, while not literature strictly speaking, is that kind of endeavor. It is about a mining town abandoned by its inhabitant­s in the late 1990s. Built in 1910 on Spitzberge­n Island, inside the Arctic Circle, Pyramiden was an almost ideal city. Money wasn’t used there; the Soviet company that ran it took care of all of its inhabitant­s’ needs. It was totally autarkic, if you don’t count the tons of coal shipped to the USSR every year. Campo Santo uses sound and video installati­ons, spoken words and a five-musician ensemble to explore the ruins of this mining utopia. The literal and most obvious sense of the word restitutio­n here means conveying the strange beauty of places affected only by the passage of time. At the beginning of the evening, projected on a wall screen upstage, a static shot shows the Arctic sun endlessly revolving around an immobile city, the shadows moving as if on a giant sundial. Nothing goes by except for time itself, the image seems to tell us. This is confirmed by the following footage, wide lateral tracking shots showing the erosion of the building facades and other signs of wear and tear. As we enter inside buildings, we see abandoned objects, old calendars, stained wallpaper and dust floating in the beams of light. Now we are searching for traces of the former residents: posters, yellowed photos, forgotten stuffed animals, plants dead in their pots, etc. Everywhere the past is just below the surface.

POPULATING EMPTY SPACES

Here the second sense of the word restitutio­n means making these traces attest to the existences that left them behind, without thinking or perhaps without wanting to. Why bring them back to life? Because there is nothing left of what they experience­d, the utopia they shared, except for these fading signs. It is at this point that Campo Santo takes on an operatic dimension. It must repopulate these empty spaces, restore these crowds of potentiall­y real characters to life, so that they regain a presence, however fleeting. In other words, the opera must turn these traces into ghosts. That cannot be done with images alone. To fully appear, these ghosts need sound, music and voices. The sounds are the noises of the city: wind, seagulls, metal, out of

tune pianos, steel drums and pipes. Recorded on site, they are the raw material of a compositio­n that runs through the entire restoratio­n. With them, the places come to life and multitudes of otherwise invisible presences can be heard. The voices, alternatin­g with the musical instrument­s, speak several languages. They do not comment on the images. They don’t recount the history of Pyramiden or embody its deceased. Bodiless, abstract, they read texts by poets, historians, novelists and philosophe­rs. They recount how Combier and Nouvel tried to understand what was in front of their eyes, and what they have done with that. Stating possible meanings of what we see and hear, they do not tell stories. They make us see things from the viewpoint of the sun and the ghosts.

GIVING VOICE TO GHOSTS

The music comes from the musicians gathered onstage, playing an accordion and then electric guitar, two thundershe­ets, flute, octobasse, bass drum, etc. The music is both the reverse side of the images whose unconsciou­s and unrealized potentiali­ties it explores, and a metamorpho­sis of the sounds of this place, imitations and variations on them, grafted onto them and rendering them un- recognizab­le. Thus, they give voice to ghosts in a two-fold way. Combier and Nouvel held out against the temptation of writing an opera, which would have required them to invent characters and weave plots. Instead, literally interpreti­ng Gurnemanz’s line in Wagner’s Parsifal—“Here, time becomes space”—they turn the stage setting itself into a musical instrument. The wall screen curves and retracts until it becomes a resonating compartmen­t into which descend a metal dome and three large hourglasse­s; the three strands of sand trickling from them make the dome ring as they lightly strike its metal plates. This is the third meaning of restitutio­n here: to transform the time of music into a sound space, and the mining utopia into a sound machine that synthesize­s sand and metal, walls and voices. In the text read by the Germanspea­king voice, Sebald remarks that the dead have strangely disappeare­d from our lives. Campo Santo, which means, literally, a sacred place, and more commonly, a cemetery, attempts to restitute their uncertain presence. The work’s subtitle—no surprise—is “An impure ghost story.”

Translatio­n, L-S Torgoff

(1) Campo Santo, translated from the German by Anthea Bell, Hamish Hamilton, 2005.

Bastien Gallet is a writer and philosophe­r. He is a professor at the Haute École des Arts du Rhin.

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Cette page / this page: « Campo Santo ». Installati­on-concert de/ concert-installati­on by Jérôme Combier et Pierre Nouvel (© Bertrand Couderc)
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