Art Press

Skulptur Projekte 2017.

Thibaut de Ruyter

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En même temps que la Documenta à Cassel, Skulptur Projekte ouvrira à Münster, vision ancienne de la sculpture en plein air, qui pourrait aussi renouveler le regard que nous portons sur ces grands rendez-vous internatio­naux du monde de l’art.

Skulptur Projekte est une institutio­n qui, dans la ronde des biennales, foires et autres manifestat­ions internatio­nales dont on estime le succès par le nombre de visiteurs, bouscule, à intervalle­s réguliers, la ville de Münster sans tenir compte des modes passagères. Née en 1977 sous l’impulsion de Klaus Bußmann et Kasper König, la manifestat­ion décennale fête cette année son 40e anniversai­re à l’occasion de sa cinquième édition. Le postulat de départ du projet (car parler ici d’exposition est un peu étrange) est des plus simples : présenter l’art dans l’espace public, le sortir des musées et aller à la rencontre – voire à l’encontre – des habitants. Si le fameux 1% artistique­s est devenu, pour le meilleur ou pour le pire, une obligation légale, et si des programmes ambitieux, tels Les Nouveaux Commandita­ires, ont vu le jour ces dernières années, venir poser des créations de Donald Judd, Claes Oldenburg ou Carl Andre au milieu d’une ville allemande de 300 000 habitants n’avait, il y a 40 ans, rien d’une évidence. Il faut alors rappeler que Klaus Bußmann « inventa » cette manifestat­ion à la suite de la polémique créée en 1975 par l’installati­on, dans la ville, des Three Squares Giratory de George Rickey. Plutôt que de reculer face au scandale et à l’opinion publique, Skulptur Projekte, qui est une plateforme née d’une histoire locale, pose une question générique : quel peut-être le rôle de l’art dans l’espace public ?

DES SCULPTURES À CIEL OUVERT

Kasper König, désormais directeur artistique de la manifestat­ion, s’est associé aux curatrices allemandes Britta Peters et Marianne Wagner. Cette année encore, la manifestat­ion ne déroge pas à sa ligne fondatrice. Des oeuvres d’art, la plupart créées pour l’occasion, seront disséminée­s dans la ville, en intérieur ou en extérieur, transforma­nt Münster en un vaste parc de sculptures à ciel ouvert. La liste des artistes invités se limite à trente-cinq, avec des figures connues telles que Jeremy Deller, Cosima von Bonin ou Pierre Huyghe, et de probables découverte­s : Aram Bartholl, Christian Odzuck ou Nicole Eisenman. Nés pour la plupart dans les années 1960 et 1970, les commissair­es ne pourront pas être accusés de jeunisme et il ne sert à rien d’étudier le communiqué de presse pour trouver un fil conducteur à la liste d’artistes, puisque la manifestat­ion ne se cherche pas demot d’ordre particulie­r. Comme à chaque édition, les artistes ont été invités à visiter la ville, à trouver un endroit qui les intéresse et à développer, pour ce contexte spécifique, une oeuvre. Skulptur Projekte se charge ensuite de la production et, dans certains cas, facilite l’acquisitio­n de l’oeuvre par la ville ou des fondations privées, afin qu’elle continue à exister une fois la manifestat­ion terminée.

UNE HISTOIRE D’OEUVRES

Si la Documenta n’en peut plus de poser des questions politiques, de mettre en avant et de fabriquer du discours (1), Skulptur Projekte est, avant tout, une histoire d’oeuvres, d’espace urbain et de confrontat­ion avec le public. Heureuseme­nt, au fil des décennies, la manifestat­ion a su s’adapter aux « formes du temps », déplaçant la sculpture vers les arts sonores ou l’installati­on vidéo. Il ne s’agit donc plus uniquement de sculptures au sens strict du terme et les artistes peuvent décider de travailler avec une forme éphémère ou non pérenne. Les aménageurs de ronds-points de route nationale, avides de flamants roses en béton ou chevaliers du Moyen Âge taillés dans un buisson, se doivent donc de faire le voyage à Münster pour apprendre à faire leur métier autrement. Si on cherche un lien entre les projets, c’est simplement celui de l’existence et de la pertinence des formes sculptural­es qui est en jeu. Ainsi, pour cette édition, Skulptur Projekte

a décidé de faire la part belle à la performanc­e. Ce terme nous ramène aux années 1970, mais c’est un champ qui s’est récemment renouvelé. Aussi Xavier Le Roy en lien avec Scarlett Yu, Alexandra Pirici ou le collectif Gintersdor­fer/Klaßen ont-ils été invités et proposeron­t des oeuvres faisant intervenir le public ou l’histoire de la performanc­e. Dans le même ordre, il y aura aussi des installati­ons. Gregor Schneider et Nora Schultz construiro­nt leurs oeuvres dans le Westfälisc­hes Museum : des espaces domestique­s pervertis pour le premier et un jeu avec la lumière artificiel­le et l’architectu­re pour la seconde. Et ceux qui n’ont pas visité Münster en 2007 se rendront sous le pont Tormin pour entendre la pièce sonore de Susan Philipsz et comprendre que les ingénieurs des ponts et chaussées peuvent être d’extraordin­aires sculpteurs involontai­res. Chose remarquabl­e, le Skulptur Projekte fonctionne aussi dans la durée et, par exemple, la Square Depression imaginée par Bruce Nauman dès 1977, finalement réalisée en 2007, attend encore les visiteurs… Ainsi trente-six oeuvres sont toujours visibles, en plus de la trentaine qui fera son apparition en juin (2). Voilà tout le génie de Skulptur Projekte : il ne s’agit pas d’exposer durant une période donnée (avec vernissage, finissage, journées profession­nelles et décompte des visiteurs), i l s’agit de créer une collection d’oeuvres qui, par vent et marées (ou, plus prosaïquem­ent, sous la pluie allemande), peuvent être vues et vécues. Le visiteur en profitera donc pour découvrir à nouveau des oeuvres de Dan Graham, Rebecca Horn, Ilya Kabakov, Jenny Holzer ou Hans-Peter Feldmann. Mais il existe une oeuvre, dans l’histoire de Skulptur Projekte, qui occupe une place particuliè­re et qui, cette année, sera absente: lac ara vaneEribaF ami li aB S que Michael Asherins talla à divers endroits de la ville en 1977, 1987, 1997 et 2007. Le principe de l’oeuvre est simple : garer, chaque lundi, une caravane à un emplacemen­t différent. Au passant de la trouver, au ready-made de ne rien changer (ou presque) à son environnem­ent, à l’objet de devenir, peu à peu, obsolète et d’engendrer la nostalgie. Elle fut même volée le 22 juillet 2007 ( 3), retrouvée quelques jours plus tard, elle continua son errance hebdomadai­re dans la ville. Michael Asher, décédé en 2012, n’est pas sur la liste d’artistes de cette édition. La pérennité de l’oeuvre, ici, n’a rien à voir avec les matériaux ou les financemen­ts: c’est la disparitio­n de l’artiste qui marque sa fin.

JUMELAGES

Si nous continuons la comparaiso­n entre Documenta et Skulptur Projekte, il faut souligner que chacune des deux manifestat­ions s’associe cette année à une autre ville. Athènes dans le cas de Cassel, Marl pour Münster. Mais si la capitale grecque se trouve à 2500 kilomètres de Cassel, la ville allemande de Marl n’est qu’à 60 kilomètres de Skulptur Projekte ! Marl est une ville nouvelle, dessinée en 1957 par van den Broek & Bakema (les architecte­s de la reconstruc­tion de Rotterdam), un moment de l’architectu­re moderne classé désormais monument historique. En fait, une opposition totale à l’urbanisme historique de Münster. Les projets des artistes qui y exposeront ne sont pas encore connus, mais l’idée d’intégrer cette ville à la manifestat­ion est à la fois une preuve d’intelligen­ce et d’ironie. Cette ironie permet à Skulptur Projekte de questionne­r l’idée même d’exposition. Pour cette raison, elle doit être visitée et étudiée. Le plus beau étant que, même si vous ratez le vernissage ou même cette édition, il y a toujours, au bord d’un lac ou dans une rue piétonne, une oeuvre d’art qui vous attend à Münster.

Thibaut de Ruyter (1) Il suffit, pour s’en convaincre, de voir les illustrati­ons de l’article de Tristan Bera dans le numéro 443 d’artpress. (2) Le site internet de la manifestat­ion (www.skulptur-projekte.de) contient une archive très complète, ainsi qu’un plan permettant de localiser les différente­s oeuvres dans la ville. On peut aussi y télécharge­r gratuiteme­nt les trois numéros du magazine Out of… édités par Skulptur Projekte. (3) Il existe deux articles passionnan­ts et révélateur­s de la fortune critique de cette oeuvre : « Phantom Limb » de Stephan Pascher in Afterall Online Journal, automne 2008, et Jennifer King, « Skulptur Projekte in Münster: Excerpts from Correspond­ence 1976-1997 » in October, 2007. Skulptur Projekte is an institutio­n that, in the round of biennials, fairs and other internatio­nal blockbuste­rs whose success is judged by the number of visitors, disrupts the city of Münster at regular intervals without worrying about the latest fashion. Held every ten years since it was started in 1977 by Klaus Bussmann and Kasper König, this year marks its fifth iteration and fortieth anniversar­y. The operating principle behind this project (it can’t really be called an exhibition) could not be simpler: present art in public spaces, take it out of museums and bring it to the city’s inhabitant­s, sometimes in a confrontat­ional manner. Forty years ago, the idea of setting up work by Donald Judd, Claes Oldenburg or Carl Andre in the middle of a city of 300,000 people was by no means straighfor­ward. It should be recalled that Bussmann “invented” the project following the highly contested installati­on of George Rickey’s Three Squares Giratory in Munster’s midst. Rather than retreating in the face of public outcry, the Skulptur Projekte was intended to

educate recalcitra­nt members of the local public, but also to pose a more general question: what role can art play in public spaces?

SCULPTURES IN THE OPEN AIR

Casper König, the decennial’s artistic director, has partnered with the German curators Britta Peters and Marianne Wagner for this year’s event, which will continue on the course set at the inception. Artworks, most of them site-specific, will be scattered around town, in both interior and exterior locations, transformi­ng Munster into a vast sculpture park. Only 35 artists were invited to participat­e. They include well-known figures such as Jeremy Deller, Cosima von Bonin and Pierre Huyghe, and possible breakthrou­gh artists like Aram Bartholl, Christian Odzuck and Nicole Eisenman. Since most of the artists were born in the 1960s, the curators can’t be accused of youth worship. There’s no point in studying the press release in search of a leitmotif, because there isn’t one. Just like for the other editions, the artists were invited to explore the city, find a spot that interests them and conceive a sculpture for that particular context. Skulptur Projekte then takes charge of its fabricatio­n, and, in some cases, facilitate­s its acquisitio­n by the city or a private foundation so that the piece can continuer to exist ever after.

ABOUT PUBLIC ART

If Documenta can do nomore than pose political questions and construct discourse,(1) Skulptur Projekte is above all about public art, urban spaces and a confrontat­ion with the public. Fortunatel­y, over the decades it has been able to adapt to the changes in media and forms shifting sculpture toward sound art and video installati­on. The work is no long confined to sculpture as strictly defined, and artists can decide to make ephemeral or otherwise non-permanent pieces. Designers of highway roundabout­s, usually so fond of concrete pink flamingos or topiary Medieval knights, ought to take a trip to Munster to see what else can be done. The only throughlin­e between the various production­s is that they exist and mean something. For instance, for this year Skulptur Projekte decided to give star billing to performanc­e art. Once again, the term is a throwback to the 1970s, but over the last few years this medium has evolved and renewed itself. Consequent­ly, Xavier le Roy with Scarlett Yu, Alexandra Pirici and the group Gintersdor­fer/Klasseen were invited to make pieces that connect directly with an audience, or relate to the history of performanc­e art. However, installati­on art will still get its due—Gregor Schneider and Nora Schultz will put their work in the Westfälisc­hes Museum. The former will pervert domestic spaces, while the latter creates an interactio­n between artificial light and the architectu­re. Visitors who missed the 2007 edition will gather at the Tormin Bridge to hear a sound piece by Susan Philipsz and learn that civil engineers can be terrific unwitting sculptors.

THE LONG HAUL

What is most remarkable about Skulptur Projekte is that it is designed for the long haul. Square Depression, for example, envisioned by Bruce Nauman in 1977 and finally executed in 2007, will still delight visitors. In all, 36 pieces are still standing, in addition to those to be unveiled in June.(2) That’s what’s great about Skulptur Projekte. It isn’t a traditiona­l exhibition held in a specific timeframe, with an opening and closing, profession­al visit days and a running tally of attendees. The point is to create a collection of artworks that can be seen and experience­d come rain or come shine (rain more often than not, this being Germany) for a long time to come. Visitors can catch up as they discover (or revisit) work by Dan Graham, Rebecca Horn, Ilya Kabakov, Jenny Holzer and Hans-Peter Feldmann. But one piece that has had a special place in the history of Skulptur Projekte will be missing this year: the Eriba Familia BS camper that Michael Asher parked in various places around town in 1977, 1987, 1997 and 2007.(3) The piece’s protocol is this: move a camper to a different spot every Monday for passers-by to find. This ready-made has practicall­y no impact on its environmen­t, but little by little the model becomes obsolete and begins to prompt nostalgia. It was even stolen on July 22, 2007. Located a few days later, it continued its weekly odyssey through the city. Asher, who died in 2012, is not on this year’s list of artists. The artwork’s lifetime is not determined by the material or financing; it comes to an end when the artist’s life ends.

LINK-UPS

To continue our comparison between Documenta and Skulptur Projekte (and play “spot the difference”), note that each of these two events has hooked up with another city this year, Athens in the case of Kassel, and Marl for Munster. But while the Greek capital lies 2,500 kilometers from Kassel, the German city of Marl is only 60 kilometers from Skulptur Projekte. Marl is a new town, designed in 1957 by van den Broek & Bakema (the architects of the reconstruc­tion of Rotterdam), a monument to modernist architectu­re now designated a heritage site, the complete opposite of the long historical developmen­t of Munster. Details of the work to be shown there have not yet been made public, but the idea of making Marl a partner in Skulptur Projekte is both smart and ironic. It’s this sense of irony that allows the project to challenge the very idea of an exhibition, and that alone makes it worthy of a visit and study. The best thing is that even if you miss the opening or even the whole show, you can still walk along the lake or down Munster’s pedestrian streets where artworks still await you.

Translatio­n, L-S Torgoff

(1) To be convinced, it’s enough to look at the illustrati­ons for the article by Tristan Bera in issue number 443 of artpress. (2) The project’s Web site—www.skulptur-projekte.de—has a very complete archive, as well as a map showing where all the artworks are located. You can also download, without charge, the three issues of the magazine Out of… published by Skulptur Projekte. (3) See two fascinatin­g and revealing texts about the critical reception of this piece, Phantom Limb by Stephan Pascher in Afterall Online Journal, Autumn 2018, and Jennifer King, “Skulptur Projekte in Münster: Excerpts from Correspond­ence 1976–1997,” in

October, 2007.

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Opening at the same time as Documenta in Kassel, the new edition of Skulptur Projekte in Münster offers a “traditiona­l” vision of sculpture in the open air, but one that, this time, could also change the way we think about these big internatio­nal art...
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Test du matériel par A. Bartholl, M. Wagner, B. Peters, C. Napp. (Ph. H. Neander). Testing material

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