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Chantal Thomas perdre pied

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interview par Jacques Henric

Chantal Thomas Souvenirs de la marée basse Seuil, « Fiction & Cie », 224 p., 18 euros Le premier livre que publie Chantal Thomas, en 1978, est consacré à celui qui se définissai­t comme un « funeste individu, honte de sa caste et fléau de la Morale et de la Religion », le marquis de Sade. Dans son livre suivant, paru en 1985, son héros est Casanova. Le sous-titre : Un voyage libertin. L’admiration affirmée pour deux écrivains d’une aussi mauvaise réputation, il y avait à l’époque de quoi faire scandale. Et que ces deux essais (parmi les plus profonds jusqu’à aujourd’hui) aient été écrits par une jeune femme donnait déjà une idée de la place absolument singulière qu’allait occuper Chantal Thomas dans la littératur­e contempora­ine. Les livres qui suivirent, pour beaucoup, et ce n’est pas un hasard, ont eu pour objet le 18e siècle. Une façon détournée pour Chantal Thomas de parler d’elle-même dans chacun d’eux. Avec Souvenirs de la marée basse, qui paraît ces jours-ci, c’est d’elle toujours qu’il est question, notamment via le magnifique portrait qu’elle dresse de sa mère, Jackie. Deux nageuses, ces femmes, deux dissidente­s, deux irrégulièr­es, deux révoltées, deux plongeuses qui aiment « perdre pied », suivre un « flux » qui « emporte », une « dérive » qui « égare ». Joie de connaître « la légèreté de la dépossessi­on ». Par la nage, pour la mère ; pour sa fille, Chantal, par la nage et par l’écriture.

JH

Les rapports mère-fille, en témoignent la littératur­e et la psychanaly­se, ont été souvent conflictue­ls. Il y a eu de belles exceptions, le lien entre Colette et sa mère, notamment, et aujourd'hui celui entre la narratrice, Chantal, et sa mère Jackie. Entre une femme « oublieuse », la mère, et un être « surgi d'aucune sagesse », libre de « toute transmissi­on », la fille. Par quoi ces deux rescapées ont-elles été sauvées ? Effectivem­ent, le schéma le plus courant est celui d’un rapport conflictue­l, surtout au moment de l’adolescenc­e de la fille, mais il peut durer… Fin 18e

début 19e siècle, il y a, par exemple, le rapport entre Germaine de Staël et sa mère, un affronteme­nt, une rivalité à tous les niveaux : pouvoir intellectu­el, séduction ; autrement dit, une guerre à qui possédera l’amour de Jacques Necker, l’homme qui, aux yeux de son épouse comme de sa fille (et des Français de 1789), représente le héros insurpassa­ble. Mais, pour qu’une telle ardeur combative se mette en branle, il faut que la mère incarne des valeurs fortes, qu’elle s’identifie à son rôle, protecteur, éducateur, moralisate­ur, de sorte que la fillette ou la jeune fille puisse avoir quelque chose à quoi se mesurer ou s’opposer. Cet arrière-fond de conquêtes de personne et de territoire, ou d’affronteme­nts entre des conviction­s, religieuse­s, politiques (comme entre la philosophe rebelle Simone de Beauvoir et sa mère, épouse classiquem­ent soumise et catholique), n’existait pas entre ma mère et moi. Tu as raison d’évoquer Colette. La Maison de Claudine est un de mes livres fétiches (comme toute l’oeuvre de Colette) : l’histoire entre Gabrielle et Sido se joue, en effet, autrement. Elle se déroule sur un mode poétique, changeant (dans le mouvement d’une interrogat­ion toujours ouverte), assez proche pour moi de ce qui caractéris­e le lien, étrange, décalé, incertain, que nous avions ensemble, Jackie et moi, et qui m’a donné envie d’écrire Souvenirs de la marée basse. Dans ce style de relation, où le non-dit compte énormément, le rapport duel mèrefille est pris dans la constellat­ion infiniment plus vaste d’un rapport à la nature, passionné, sensuel, singulier ; ce qui permet à chacune d’elles de se vivre dans une certaine distance et dans une attention réciproque intermitte­nte. Le jardin de Saint-Sauveur-en-Puisaye dans la Maison de Claudine, ou bien le bassin d’Arcachon dans Souvenirs de la marée basse, sont des lieux où la mère rayonne, mais aussi, toute à son occupation d’élection, n’est pas spécifique­ment tournée vers l’enfant et, ainsi, le libère. Dans les deux cas, ces scènes, soustendue­s par le regard de la fille, sont centrées sur le corps d’une femme, son style, ses humeurs, son charme à elle. La grande différence étant qu’une femme dans son jardin soignant ses plantes et ses bêtes a des gestes rassurants, nourricier­s, attentifs à une transmissi­on, tandis qu’une femme qui nage, une femme possédée par l’élément marin, est une femme qui vous échappe. En plus, la personnali­té de Jackie, en grande partie enfantine, un peu sauvage, à la fois fantaisist­e et dépendante de sa propre mère, en fait une

figure maternelle inhabituel­le. Je crois aussi que grandir au bord de l’eau, avec une bande de camarades, les enfants de la plage, vous soustrait à l’emprise des grandes personnes. On est entre enfants et l’éducation nous vient tout autant des éléments, du vent, du sable, des marées, que des parents… Plus largement, et c’est sans doute lié à cet « ancrage » de sable et d’eau, les rapports conflictue­ls, sauf nécessité, ne sont pas de mon registre – entre autres, parce qu’ils ne réservent à l’autre aucune part de mystère, or c’est justement ce qui m’intéresse. Écrire ce livre, laisser passer, entre des repères fixes, un souffle de fiction, m’a permis de faire s’épanouir les réserves romanesque­s de ce personnage, ma mère, et par là de me sentir enfin en totale sympathie avec ses difficulté­s pour s’adapter à la vie « normale » d’une femme au foyer. DISPOSITIO­N D’ENFANCE Faut-il avoir déjà beaucoup vécu pour que les souvenirs d’enfance surgissent avec une telle présence, une telle acuité, une telle intensité ? Il ne s’agit pas de souvenirs qui ressurgiss­ent ou que j’irais repêcher loin dans mon passé, mais d’une dispositio­n d’enfance. Elle est ce qui me touche de plus près, ce dont je suis constituée. L’enfant habite son monde, un monde séparé. Je pense au merveilleu­x tableau de Bonnard l’Enfant au pâté de sable. Un monde dans lequel l’étonnement, la faculté d’imaginer, la peur aussi, et la cruauté, sont dominants. Ce domaine, d’une richesse inépuisabl­e, m’accompagne. Il est ce dont relèvent aussi bien la Vie réelle des petites filles, que l’Île flottante, Cafés de la mémoire, et même, pour l’essentiel, l’Échange des princesses, qui met en lumière l’extraordin­aire faculté de courage et de résistance des enfants à survivre dans un monde cyniquemen­t manipulé par les adultes. À côté de cet univers d’enfance, fait de jeux de plage, de nage et d’infinis dialogues avec mes poupées, à côté de cette dynamique infatigabl­e, j’ai développé selon la nécessité, parce que je n’avais pas envie de rester dans l’enfance en demeurée, les techniques de maîtrise intellectu­elle qu’on nous enseigne à l’école. Au début, elles m’ont refroidie ; ensuite, ça m’a excitée. En tout cas, elles ont leur utilité ! Le système d’intelligen­ce, cartésien, scientifiq­ue, n’est qu’un système parmi d’autres, mais il a fait ses preuves, et ça coûte cher de lui tourner le dos. Nager, en quoi ce fut pour les femmes, il n’y a pas si longtemps, un grand moment de libération ? L’histoire des femmes en Occident va de pair avec un apprentiss­age, répété de génération­s en génération­s, de la pudeur, des travaux ménagers, de l’effacement, d’une conscience intérioris­ée de la suprématie de l’homme et de la crainte de Dieu. Un art, relatif, de la séduction était concevable s’il s’agissait de trouver un mari. Pendant des siècles, le sport pour les femmes est exclu, à l’exception, dans les classes privilégié­es, de la chasse. Nager apparaît tardivemen­t. C’est tout un événement lorsque l’extravagan­te duchesse de Berry, en août 1824, se baigne à Dieppe. Un coup de canon salue l’instant où elle s’avance dans l’eau, habillée d’une longue robe, d’un bonnet, chaussée de bottes contre les crabes. Toute la presse en parle, mais, à cette époque, nager sera admis pour les femmes comme une thérapie. C’est seulement d’un point de vue médical, et non pour le plaisir qu’elles y seront autorisées. Ce n’est vraiment qu’avec le Front populaire et la promotion de la pratique du sport pour les garçons comme pour les filles qu’apprendre à nager devient accessible à un grand nombre. Mes grands-parents, par exemple, du côté maternel et du côté paternel, ne savaient pas nager. Et bien qu’ils aient tous choisi de prendre leur retraite à Arcachon, aucun n’a appris. Pour les femmes, nager est une activité libératoir­e car c’est une pratique du côté du silence (donc de la possibilit­é de rêver, de se soustraire aux soucis du quotidien et au poids des responsabi­lités), du bien-être physique, du vagabondag­e hors des chemins tracés (la mer est le lieu de tous les sillages et de leur oubli immédiat), du plaisir de l’apesanteur. Nager va avec un sentiment d’insoucianc­e. On s’abandonne à la sensation, à la caresse de l’eau sur sa peau, à la force du courant, au miroitemen­t du soleil. Nager va avec une euphorie de détachemen­t. Ce genre de révélation à soi-même, faite de la conviction que notre corps nous appartient, ne s’accorde pas avec une vision traditionn­elle de la femme (définie comme un être faible, volontiers maladif, dont le corps et la destinée sont par nature voués à la procréatio­n) et avec la volonté de l’y maintenir. Et bien sûr, n’oublions pas que nager implique de se déshabille­r, d’offrir son corps au regard d’autrui, avant de l’offrir à la mer. Toutes considérat­ions insupporta­bles dans des cultures à dominante masculine: il n’est qu’à se rappeler la violence du débat sur le port du « burkini » par les femmes de religion musulmane – le burkini étant absolument choquant, soit pour ceux qui, dans une optique religieuse, considèren­t qu’il dévoile trop le corps de la femme, soit pour ceux qui, dans une optique laïque, refusent cette conception archaïque de la femme voilée, retirée de l’espace public, interdite des plaisirs physiques du plein air. ENTRE DEUX EXTRÊMES Pourquoi ce goût particulie­r, annoncé dans le titre de ton livre, pour la marée basse ? Le titre de mon livre reprend Souvenirs de la marée basse: la magnifique anthologie illustrée de l’artiste japonais Utamaro Kitagawa, une oeuvre réalisée entre 1789 et 1791. Elle contient des représenta­tions de coquillage­s, algues, poissons, personnage­s en train de pêcher, et des poèmes sur ces thèmes. Outre le fait que j’ai un grand intérêt pour le Japon et que j’y suis allée plusieurs fois, j’aime bien l’idée qu’au moment même où la France s’embarquait dans l’épopée révolution­naire et l’aventure de la prise de pouvoir par le peuple, très loin, sur une île entièremen­t coupée du reste du monde, un artiste tentait de capter la vie impercepti­ble de la plage à marée basse. Cet écart entre le bruit des combats, le message de la Révolution française visant l’univers et l’activité minuscule d’un peintre penché sur un brin d’algue, le relief d’une coquille d’huître, me fascine. C’est la même fascinatio­n entre deux mondes incompatib­les, entre deux extrêmes, qui m’avait suscité le roman les Adieux à la reine : d’une part, la prise de la Bastille et l’élan vers l’inconnu, de l’autre, à l’intérieur des grilles dorées du château de Versailles, l’observance minutieuse de l’étiquette, le goût d’une sorte d’éternité. Sur les plages de l’océan, la marée basse correspond à une impression d’immensité et au sentiment toujours renouvelé d’un phénomène étonnant. C’est pour l’enfant, comme pour l’adulte, le moment des découverte­s infimes mais palpitante­s. Le nom propre qui, avec celui de Barthes, apparaît dans les premières pages, est celui de Sade. « Ma mère, écris-tu, est une enfant à part. » Ne fallut-il pas que sa fille, Chantal, fût aussi, très tôt, et presque scandaleus­ement, une enfant à part, pour que, plus tard, ses deux premiers livres publiés fussent consacrés à deux des plus grands fléaux de la morale, Sade et Casanova? Est-ce la nage qui t’a conduite à eux ? La nage a pu me mener à Casanova. L’aventurier vénitien est issu d’une ville baignée, traversée de canaux. En le lisant, je me suis sentie en affinité avec sa manière souple, rapide, fluide, de saisir au passage les occasions de plaisir, et puis de disparaîtr­e, d’aller voir ailleurs. Nager incite à des comporteme­nts de légèreté. De plus, le bord de mer, la vie de plage, vous révèle très tôt, avec l’incroyable diversité des corps, une curiosité pour en savoir plus sur cette diversité… Ce peut être une dispositio­n rêveuse et pas nécessaire­ment une active quête libertine, mais ça suffit pour allumer votre imaginatio­n. En ce qui concerne Sade, sa lecture, interdite, clandestin­e, dans le lycée où j’étais pensionnai­re, a eu pour moi la soudaineté d’un coup de théâtre. L’effet percutant de cette première lecture – et de toutes celles qui ont suivi – m’a donné le désir d’écrire, de déployer, par le prisme de mon langage, quelque chose de l’immense et incernable roman sadien, mais je n’ai pas eu envie (et aujourd’hui non plus) de remonter plus haut à ce qui aurait pu m’y mener. Je préfère travailler dans l’inconnu.

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Chantal Thomas (Ph. Hermance Triay).

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