RENATO CISNEROS mon père, ce bourreau
Renato Cisneros La Distance qui nous sépare Traduit de l’espagnol (Pérou) par Serge Mestre Christian Bourgois, 320 p., 23 euros
Que connaît-on d’un homme lorsqu’il nous quitte ? Dans la Distance qui nous sépare, Renato Cisneros nous livre le récit d’une enquête sur son père, le général Luis Federico Cisneros Vizquerra (1926-1995) dit El Gaucho, ministre au Pérou, dictateur proche de Pinochet, de Videla, ordonnateur d’une guerre sans merci contre les guérilleros du Sentier lumineux. Comment peut-on avoir été père et bourreau ? Comment être fils alors que le géniteur est mort ? Roman sur le mythe des origines, sur le travail de la mémoire et de l’oubli, sur la transmission de blessures taboues de génération en génération, le livre tente de libérer les cadavres du placard, de lever les zones d’ombre de la vie d’un des acteurs majeurs de la dictature péruvienne. Écartelé entre amour filial et révélation progressive de l’ampleur de la politique criminelle poursuivie par le père, le fils interroge l’opacité des êtres, la complexité des sentiments. Plutôt qu’une enquête, ce livre est une quête, une lettre d’amour à un père qui est un bou- cher de la junte. Homme fort ayant mis en place, avec ses amis tortionnaires, un état d’exception, spécialiste des putschs militaires, responsable de milliers de morts, d’arrestations, de disparitions, le général Cisneros a emprisonné, torturé, fait exiler des opposants, des innocents. Ce qui laisse le lecteur perplexe, c’est qu’en dépit des actes criminels d’un général premier prix de la torture, la sympathie que lui voue le fils demeure inentamée, comme si les liens du sang prévalaient sur les faits. Sans l’absoudre, en désirant faire la lumière sur l’innommable, l’auteur disculpe non le père mais le militaire, l’homme politique, anti-communiste rabique. Un certain malaise frappe le lecteur en raison de l’absence d’analyse politique. La scène du monde s’efface au profit d’un huis clos entre un père tyrannique, désireux de façonner sa famille comme son pays et un fils étouffé par la stature mythique d’un despote. Comme dans la Lettre au père de Kafka que Renato Cisneros convoque dans le roman, l’ombre tutélaire du général s’étend sur la vie de son fils qui devra se libérer de son emprise. Ce qui trouble se résume en une phrase : que la reconstitution d’une vie n’égratigne pas l’empathie envers un père qui fut un idéologue et praticien de la terreur, de l’assassinat des libertés politiques. Expert ès endoctrinement, le père continuerait-il à ventriloquer son fils réduit à enregistrer les pensées du spectre, tient-il la main de celui qui écrit ? Dans ce roman aussi magistral que déconcertant, on s’étonne que les morts ne semblent pas tous avoir le même poids. Aucune compassion à l’égard des milliers d’opposants, de militants réduits au silence, massacrés, à l’égard d’un peuple soumis à la censure de la presse, au couvre-feu, à l’interdiction du droit de grève alors que l’assassinat d’un général fasciste soulève des vagues d’émotion dans la tête de l’auteur. On songe à un livre écrit par un proche d’Abimael Guzmán, le fondateur du Sentier lumineux, afin d’avoir un autre miroir du conflit sanglant qui, des décennies durant, opposa la dictature militaire au pouvoir à une guérilla, une insurrection armée issue du Parti communiste péruvien. Si l’auteur a eu le courage d’ouvrir la boîte de Pandore, le titre caché serait pourtant « La distance qui nous unit », comme l’atteste la photographie de couverture, l’auteur enfant sur les épaules de son père. L’histoire collective, ses victimes, ses opprimés, refluent alors devant le ring d’une histoire privée.