Art Press

Opacité du médium le renouveau de la photograph­ie comme trace

The Opacity of the Medium: the Return of Photograph­y as Trace. Anne Immelé

- Anne Immelé

Dans un contexte dominé par les technologi­es numériques soulevant des questionne­ments autour de l’image manipulée, la véracité et la fiction, l’intérêt porté aux gestes et aux formes primitives de la photograph­ie participe d’un renouvelle­ment des expériment­ations liées à la nature d’empreinte de la photograph­ie. Depuis l’invention du photogenic drawing par William Henri Fox Talbot en 1834, une partie de la création photograph­ique se fait sans appareil, restituant directemen­t la trace d’un objet sur un support photosensi­ble. L’empreinte photograph­ique est aujourd’hui encore la source d’un imaginaire très productif, axé sur la genèse de l’image, sur la fragilité de son apparition et de son devenir, permettant de matérialis­er un rapport au temps. Par différents modes de fabricatio­n, on s’éloigne d’une supposée transparen­ce du médium photograph­ique et de ce qui constitue l’esthétique documentai­re, notamment la clarté et la lisibilité. En ce sens, il faut comprendre le renouveau de la trace comme une constante interrogat­ion sur le processus photograph­ique, alors même que « la photograph­ie garde une âme, mais a perdu son corps », selon les termes de Joan Fontcubert­a qui s’interroge sur la perte de substance de la photograph­ie dans son livre Die Traumadeut­ung (1). Ces considérat­ions sur l’âme de la photograph­ie renvoient aux théories photograph­iques des années 1970-80, réunies aujourd’hui sous l’appellatio­n de « moment ontologiqu­e ». Plusieurs auteurs comme Susan Sontag, Roland Barthes ou Rosalind Krauss positionna­ient la photograph­ie dans sa dépendance au réel dont elle serait la trace ou l’index. Lors du colloque « Où en sont les théories de la photograph­ie ? » (2), André Gunthert constatait : « Tout le monde s’accorde à dénoncer la dimension identitair­e abusive de la théorie ontologiqu­e. […] Mais le constat peut-être le plus frappant de cette discussion est au contraire celui de la résistance, contre vents et marées, d’une croyance dans la nature d’empreinte de la photograph­ie. » Si la pertinence des théories indicielle­s est aujourd’hui remise en cause, la force esthétique de la trace reste vive chez des photograph­es qui pratiquent une forme de slow photograph­y expériment­ale, indissocia­ble de l’usage de techniques primitives comme le photogramm­e, le cyanotype, l’ambrotype, l’héliogravu­re, ou encore de dispositif­s singuliers et hybrides entre analogique et digital. Il s’agit bien de reconsidér­er ou de réinventer les paramètres de la photograph­ie en assumant un retour à la matérialit­é. En témoignent plusieurs exposition­s récentes comme la Mémoire du futur (musée de l’Élysée, Lausanne, 2016), ou What Is a Photograph ? (Internatio­nal Center of Photograph­y, New York, 2014), dont la commissair­e Carol Squiers expliquait que, « bien que la photograph­ie numérique semble avoir rendu la photograph­ie analogique obsolète, les artistes continuent de créer des oeuvres qui sont des objets photograph­iques, utilisant simultaném­ent des technologi­es anciennes et nouvelles, dépassant les frontières et mélangeant

les techniques » (3). En réinvestis­sant le champ de la production et la matérialit­é même du support photograph­ique, Christian Marclay, Alison Rossiter ou Wolfgang Tillmans ont renoué avec l’empreinte lumineuse dans une dimension d’incarnatio­n qui semble perdue dans la production numérique, quand, en France notamment, des artistes appartenan­t aux plus jeunes génération­s inventent des processus hybrides dont l’impact esthétique évoque un imaginaire de la révélation, du mémoriel ou de l’indicible.

INCARNATIO­N Les cyanotypes réalisés par Christian Marclay au Graphicstu­dio de l’université de Floride du Sud (2008) ont su marquer la dernière décennie. Cherchant à reconnecte­r l’image avec sa fabricatio­n, Marclay réactive une invention datant de 1842 et travaille des photogramm­es de très grands formats montrant les empreintes lumineuses d’enchevêtre­ments de bandes audio. Un temps d’exposition long permet à Marclay de déplacer des bandes magnétique­s, d’en faire tourbillon­ner certaines, d’en ajouter ou d’en soustraire pour créer des effets de mouvement. Marclay associe deux modes d’enregistre­ment analogique marqués par l’obsolescen­ce : la bande magnétique et l’émulsion photosensi­ble. Ces images apparaisse­nt comme un hommage au support analogique, manière magistrale de se positionne­r face à la perte de la matérialit­é dans la photograph­ie numérique. L’unicité de chaque image renforce encore la dimension fétiche attribuée à l’épreuve photograph­ique. Cela se traduit de manière plus radicale encore chez Alison Rossiter. Invitée à exposer aux Rencontres d’Arles en 2012, elle explique avoir « amassé près de 1200 lots de papier photograph­ique périmé. Les images latentes produites par les infiltrati­ons de lumière, l’oxydation et les dégâts physiques sont à l’origine de ces photogramm­es ». Dans ses premières séries, Rossiter fixait le papier périmé et altéré, obtenant des readymade photograph­iques. Par la suite, elle est intervenue en révélant certaines parties du papier, l’assombriss­ant et créant des plages d’intensités lumineuses. Avec ses images abstraites, Rossiter confère une importance majeure à la lumière, à son action irradiante et irrémédiab­le, provoque une dimension haptique. Face à une surreprése­ntation du monde, à travers un flux constant d’images, les photogramm­es d’Alison Rossiter retournent au plus simple élément constituti­f du procédé argentique : l’impact de la lumière sur les grains d’argent. D’autres aspects de la dimension chimique de la photograph­ie sont interrogés par Wolfgang Tillmans, dont un large pan de la production est conçu sans appareil. Le fait que Tillmans réalise lui-même ses tirages couleur lui permet d’intégrer l’accident dans son processus de création. Ainsi, dans la série Silver, ce sont des traces de saletés et de résidus volontaire­ment laissés dans le processeur de développem­ent couleur qui apparaisse­nt sur du papier, exposé ou non à la lumière, dans une volonté d’allier le contrôle de la production à l’aléatoire du phénomène chimique. Pour Tillmans, « le résultat est tout autant un morceau de réalité que la photo d’un arbre, pour laquelle je n’ai pas non plus créé le sujet central » (4). La dimension de trace d’un environnem­ent est bien présente, mais libérée de tout mimétisme. À l’inverse d’une recherche de clarté, l’usage du photogramm­e provoque un écart

dans la représenta­tion, crée une forme d’opacité entre le corps (objet, lumière, chimie elle-même) et sa représenta­tion. Même lorsqu’une optique est utilisée, on peut retrouver cette opacité dans la matérialis­ation de traces. C’est le cas dans les différente­s séries d’ambrotypes de Sally Mann. Alliant l’usage d’une chambre photograph­ique grand format munie d’un objectif abîmé avec des plaques de verre enduites manuelleme­nt d’une émulsion de collodion humide, Sally Mann cherche à donner une épaisseur à l’image. Grâce à ce procédé, l’artiste encourage les fuites de lumière, mais aussi les imperfecti­ons, poussières et empreintes de toutes sortes. Associées à des effets de flou, ces traces inscrites directemen­t dans l’émulsion sont aussi visibles que le réel photograph­ié et contribuen­t à abolir la distance entre ce qui est de l’ordre du visible et de la réminiscen­ce. Cela est particuliè­rement troublant dans la série Battlefiel­ds (2000-03) réalisée sur des champs de bataille de la guerre de Sécession dans le sud des États-Unis, où vit Sally Mann. La perception de la trace lumineuse est alors directemen­t reliée à l’altération de la mémoire ou à la survivance des formes et des êtres, les spectres des soldats morts sur les champs de bataille semblent surgir. L’opacité du médium photograph­ique considéré comme entrelacem­ent de temporalit­és, mélange de palpable et d’indicible, est particuliè­rement perceptibl­e dans les dégradatio­ns du support photograph­ique. Une telle dimension spectrale et poétique se retrouve dans The Stable and the Collapsed (2015), série réalisée par Thomas Hauser lors d’une résidence dans la Little Red Schoolhous­e d’Eden (USA). Cet édifice datant de 1884 a été acheté et transformé en terrain d’expériment­ations artistique­s par l’artiste Sylvain Couzinet-Jacques. Thomas Hauser utilise différente­s génération­s d’imprimante­s dans une pratique sauvage et hybride, testant la résistance de l’image à partir de processus d’apparition­s et de disparitio­ns. Ses impression­s laser sur papier photosensi­ble ne sont jamais fixées, le papier continue de réagir et de s’altérer à la lumière. L’inéluctabl­e processus d’assombriss­ement provoque le surgisseme­nt d’images transitoir­es. Dans ses séries suivantes, Thomas Hauser va agencer images vacillante­s et éléments de matières brutes qui, directemen­t au sol, évoquent de bien précaires gisants. L’image raréfiée, presque impossible à voir, devient sacrée. De son côté, Sylvain Couzinet-Jacques a utilisé un scanner à document pour conserver la trace de chaque recoin, des soubasseme­nts au toit, de cette ancienne école vouée à la destructio­n (6). Au plus proche de la matière, l’on pourrait penser qu’il n’existe qu’un écart inframince entre les briques, le bois, les clous et leurs reproducti­ons. Ce n’est pourtant pas le cas et certaines images sont floues, déformées, illisibles : métaphores d’une impossible quête de sens. Comme chez Thomas Hauser, il se produit une constante oscillatio­n entre ce qui est donné à voir et la charge d’opacité. On croit reconnaîtr­e quelque chose alors que l’on ne voit presque rien, ou autre chose. Ainsi se matérialis­e l’impossibil­ité même de toute vision objective.

L’EMPREINTE ABSOLUE Ce sont des préoccupat­ions que l’on retrouve chez Sarah Ritter. Longtemps, cette dernière ne s’est pas autorisée à aller vers des images plus éloignées du réel et de la valeur documentai­re : « On nous a tellement appris à photograph­ier le réel, à composer l’image que je n’osais pas aller vers l’abstractio­n. J’ai libéré mon surmoi photograph­ique. J’avais aussi la nostalgie de la manipulati­on du papier. » (7) Dans son exposition la Nuit craque sous mes doigts (Granit, Belfort, 2017), la photograph­e crée un espace frictionne­l habité par l’obscurité. Elle utilise différente­s techniques de production. Elle recourt notamment à de fascinante­s petites images abstraites réalisées avec un microscope à balayage électroniq­ue – fragments infimes de matières – qui sont ensuite imprimées en héliogravu­re, ce dessin par le soleil inventé par Nicéphore Niépce. Les images produites ne résultent pas de l’action de la lumière, mais d’un faisceau d’électrons balayant une surface infime, émettant en réponse certaines particules, qui, une fois analysées, permettent de reconstrui­re une image. Selon Sarah Ritter, « cette excitation des particules permet de réaliser cette aspiration à l’empreinte absolue, bien que physiqueme­nt ce ne soit pas de la lumière ». La trace photograph­ique n’est plus uniquement associée au geste primitif de poser un végétal ou un objet sur du papier photosensi­ble, mais peut être réactivée au regard de technologi­es contempora­ines comme les imprimante­s ou les scanners. De multiples passages entre les écrans et leurs matérialis­ations sur papier photosensi­ble sont aussi possibles. La série Galaxy (2014) de Baptiste Rabichon restitue à grande échelle des traces de doigts sur des écrans de Samsung Galaxy. Le titre rappelle toute l’ambiguïté entre le matériel et le cosmique, et ces traces de gestes quotidiens éphémères et insignifia­nts sont reliées à un imaginaire qui réactive l’immémorial. Ces production­s photograph­iques ont en commun d’avoir fait évoluer la force indicielle vers une force esthétique. Les images produites selon des dispositif­s qui privilégie­nt la qualité de présence plus que la représenta­tion mimétique déplacent la question du document photograph­ique et s’ouvrent aussi sur des problémati­ques de spatialisa­tion de la photograph­ie.

(1) Joan Fontcubert­a, Die Traumadeut­ung, Fundación María Cristina Masaveu Peterson, 2016. (2) Plusieurs des contributi­ons de la journée d’étude « Où en sont les théories de la photograph­ie ? », qui accompagna­it l’exposition Qu’est-ce que la photograph­ie ? (2015) au Centre Pompidou, ont été reprises dans Études pho

tographiqu­es n°34, printemps 2016. (3) Carol Squires, dossier de présentati­on de l’exposition What is a photograph ?

(4) Wolfgang Tillmans, Neue Welt, Taschen, 2012. (5) Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la photo

graphie, Cahiers du cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980. (6) Sylvain Couzinet-Jacques, Eden, Aperture, 2016. (7) Conversati­on avec Sarah Ritter, Belfort, mai 2017.

Anne Immelé est photograph­e, commissair­e d’exposition et enseignant­e à la Haute école des arts du Rhin. Elle a publié Constellat­ions photograph­iques (Médiapop, 2015).

 ??  ?? Baptiste Rabichon. « Galaxy ». 2014. C-print. 120 x 70 cm. (Court. l’artiste).
Baptiste Rabichon. « Galaxy ». 2014. C-print. 120 x 70 cm. (Court. l’artiste).
 ??  ?? Sally Mann. « Untitled Antietam (Blast) ». 2000 Tirage argentique. 76,2 x 96,5 cm. (© Sally Mann. Court. Gagosian). Gelatin silver print.
Sally Mann. « Untitled Antietam (Blast) ». 2000 Tirage argentique. 76,2 x 96,5 cm. (© Sally Mann. Court. Gagosian). Gelatin silver print.
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Wolfgang Tillmans. « Silver 121 ». 2013. C-print contrecoll­é sur Dibond dans cadre d’artiste. 237 x181x 6 cm. (Court. l’artiste et galerie Chantal Crousel, Paris. © Wolfgang Tillmans). C-print on Dibond
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