Scott Olson de harmonia mundi
Scott Olson. Harmonia Mundi. Richard Leydier
Si les foires d’art contemporain ne sont pas vraiment des lieux propices à la délectation, on y fait parfois d’heureuses découvertes. Richard Leydier raconte ainsi sa rencontre avec l’oeuvre du peintre américain Scott Olson, et comment la peinture de l’artiste a évolué au fil du temps.
Il y a quelques années, je déambulais dans les allées du Grand Palais durant l’édition de la Fiac 2013. Disons plutôt que j’errais, tant l’exercice consistant à visiter une foire d’art contemporain peut s’avérer à certains égards une épreuve éreintante. Bien vite, en effet, la fatigue et l’ennui viennent à bout des meilleures volontés motivées par la découverte épiphanique d’une oeuvre encore inconnue. Naviguant ainsi en pilote automatique, j’avais atteint le Salon d’honneur, au premier étage, lorsque mon regard fut sollicité à ma gauche. Le stand en question n’avait au premier abord rien de bien exceptionnel. Sur les trois murs qui en circonvenaient le territoire étaient sagement accrochés une dizaine de petits tableaux, dont les dimensions n’excédaient pas les 40 x 60 cm. Toutefois, il émanait de ces oeuvres, même depuis l’allée centrale où je les avais aperçues du coin de l’oeil, quelque chose de puissant et d’irrésistiblement attirant, si bien que je m’en approchai. Le stand était celui de la galerie Overduin and Kite, de Los Angeles ; et l’artiste, dont c’était là une exposition personnelle, se nommait Scott Olson. Ses tableaux étaient de facture abstraite, peints dans une veine tout à la fois géométrique et organique. Chacun préservait invariablement un pourtour de toile non peinte. Au centre, se tenaient des compositions serrées de couleurs nombreuses, organisées d’une manière qu’on pourrait qualifier de géologique, en strates schisteuses intriquées selon des modes divers. Une extrême densité caractérisait ces oeuvres. Il y avait aussi quelque chose de musical dans ces tableaux, où les accords chromatiques, très sûrs, n’étaient pas sans rappeler la luminosité du vitrail, mais aussi la précision et la concision des manuscrits enluminés. Bien sûr, il me revenait également en mémoire toute une tradition du modernisme du début du 20e siècle. Celui, européen, de Frantisek Kupka ou de Robert Delaunay. Je songeai, aussi, plus lointaine- ment, à des occurrences américaines ; à certains tableaux de Marsden Hartley, et plus encore, pour la musicalité, au mouvement californien du Dynaton, mené aprèsguerre, entre autres, par Lee Mullican. Il semblait évident que l’artiste s’appuyait sur un patrimoine connu, qu’il faisait néanmoins dériver vers des contrées inexplorées, éminemment personnelles. C’était une peinture familière et, dans le même temps, nouvelle.
UN TOUR PLUS SCULPTURAL On ne sait pas toujours pourquoi on « tombe amoureux » d’un oeuvre, et tout le jeu consiste précisément à tenter d’identifier, par la suite, les raisons d’une attirance. D’ailleurs, l’âge avançant, je ne vois pas vraiment de raison première d’écrire sur l’art, si ce n’est d’en apprendre un peu plus sur les ressorts de son propre goût, et donc sur soi-même. Ces dernières années, j’ai suivi, de loin en loin, le travail d’Olson. Cet hiver, son marchand
new-yorkais, James Cohan, lui consacrait un solo show sur la remarquable foire ADAA (Art Dealers Association of America, qui se tient à l’Armory Park Avenue) et, concomitamment, dans sa galerie du Lower East Side. La peinture d’Olson se cantonnait toujours au tableautin (sur toile de lin, et aussi sur panneau de bois), mais elle avait évolué. Les compositions ne se restreignaient plus nécessairement à un format quadrangulaire encadré de toile vierge, elles laissaient parfois libre cours à un développement plus biomorphique. Les formes qui les peuplaient semblaient elles-mêmes désormais moins contraintes et se déployaient plus volontiers à travers des courbes et des volutes qui n’étaient pas sans évoquer le tranchant vivace de la calligraphie arabe. En apparence, les tableaux perdaient un peu de leur densité initiale au profit de mouvements aériens, mais je m’aperçus assez vite que la superposition des couleurs, grâce au jeu des transparences, ainsi que le recours, ici et là, à de subtils dégradés, généraient du volume et, de ce fait, une sensation de profondeur – effets qui rappelaient à certains égards l’art de Lyonel Feininger. La peinture d’Olson prenait ainsi un tour plus sculptural, et la densité s’exprimait désormais moins dans le plan de la seconde dimension que dans un espace presque illusionniste. Je me suis alors demandé s’il n’y avait pas, dans ces tableaux, quelque chose d’une disjonction entre abstraction et figuration – quand bien même l’image résistait à toute interprétation projective –, où la forme jouerait le rôle du fusible. Je sais pertinemment qu’une des raisons pour lesquelles j’ai aimé les tableaux d’Olson en 2013, c’est qu’ils me rappelaient certaines oeuvres de Philip Guston peintes à la fin des années 1940 – période figurative qui précède de peu son basculement dans le mouvement de l’expressionnisme abstrait, et que j’apprécie particulièrement. Je songe notamment à son Performers de 1947, conservé au Metropolitan Museum. Des musiciens au corps filiforme y apparaissent dans une composition dense, où des fragments de bois horizontaux, verticaux et obliques s’intercalent entre les figures. On retrouve un type de structures très similaires dans les tableaux plus anciens d’Olson. Je ne dis pas que l’artiste a consciemment puisé chez son aîné – à ce que je puis juger de nos correspondances, Guston a compté dans ses années de formation –, mais cela illustre bien comment des créateurs empruntent parfois, à des années de distance, des sentiers parallèles, parce qu’ils désirent atteindre des résultats très proches sur le plan philosophique. Le fait de travailler dans une veine abstraite ou figurative importe finalement peu au premier abord, puisque ce qui est recherché avant tout est
une manière d’efficacité formelle. La forme (et la compréhension des opérations complexes qui lui donnent naissance) contamine de prime abord le regard en termes d’émotions. Le sujet vient tout juste après.
ASPIRER LE REGARD Les processus de travail mis en oeuvre par Scott Olson sont artisanaux. Les cadres des tableaux sont élaborés à partir de bois d’érable ou de cerisier. Le support de l’oeuvre est quant à lui recouvert d’un gesso à base de poudre de marbre et de colle de peau, technique venue en droite ligne de la Renaissance italienne. Les pigments, choisis avec soin, sont appliqués avec une grande économie, puis abrasés pour mettre au jour l’archéologie du tableau. L’artiste inclut parfois à ses compositions du cuivre ou de l’or qui leur confèrent une dimension d’icône byzantine, et plus encore de marqueterie florentine. Dans tous les cas, l’éclat du métal accentue la sensation d’avoir sous les yeux un objet précieux, sensation que le format réduit du tableau suscite par ailleurs dès le premier instant. Cette question du petit format induit la technique de travail : les tableaux sont disposés à plat, sur un plateau pivotant qui facilite les manipulations et les interventions rapides – si bien que le sens de lecture de l’oeuvre sera déterminé en dernier ressort. Peindre petit est avant tout un choix philosophique. L’artiste estime en effet qu’il perdrait en densité et surtout en intensité s’il investissait des formats plus imposants. Il encourrait alors le risque d’une dispersion du regard. Car les tableaux d’Olson aspirent ce regard. Les contempler équivaudrait presque à coller son oeil à la lentille d’un microscope pour observer d’infimes et subtils phénomènes : comment les couleurs et les formes s’épousent ou se repoussent, de quelle manière la lumière éclaire ces interactions. Demeure en suspens la question de savoir ce que cette vie des formes suscite en nous. Peut-être est-ce là pure projection de mon imagination, mais j’éprouve devant ces tableaux des sentiments contradictoires. D’abord quelque chose de très joyeux et solaire, la vision d’un univers en miniature, le sentiment que des forces incommensurables, à la fois chtoniennes et cosmiques, concourent à installer une harmonie et une paix durables dans le si petit espace du tableau. Mais, dans le même temps, je ne puis me départir de l’idée mélancolique que la beauté (car il faut bien appeler ainsi ce qui se joue dans les oeuvres d’Olson) est devenue chose si rare, à une époque où l’art est devenu spectacle, qu’elle est inexorablement menacée dans son existence, reléguée et emprisonnée dans des surfaces modestes, seules susceptibles d’en concentrer et de révéler, à qui veut bien encore le contempler, son immortel éclat.