Sally Bonn écrits d’artistes ; Richard Millet son Bernard Menez
Sally Bonn Les Mots et les OEuvres Seuil, « Fiction & Cie », 264 p., 20 euros
Les Mots et les OEuvres présente, sous un terme d’allure générique, une analyse esthétique de trois artistes contemporains masculins, Daniel Buren, Robert Morris et Michelangelo Pistoletto : trois pays, trois tendances d’après-guerre et trois rapports à l’écriture qui forment des dispositifs spécifiques et redéfinissent le statut de l’oeuvre. Lorsque Sally Bonn aborde la question de l’écriture chez les artistes, elle prolonge, d’une plume élégante et érudite, des recherches amorcées depuis plusieurs années dans les sphères américaines et européennes. Directrice de la collection d’écrits d’artiste « Les indiscipliné-es » aux éditions Macula, responsable du Bureau des activités littéraires, elle co-dirige la revue expérimentale N/ Z qui invite artistes et écrivains à contribuer dans l’esprit des revues historiques Dock(s) ou l’Humidité. Bonn n’est donc pas seulement observatrice. Elle est aussi une actrice active de la réévaluation des écrits d’artiste dans la seconde moitié du 20e siècle, de la littérature expérimentale et des croisements contemporains entre avant-gardes plastiques et poétiques. L’activité d’écriture, chez ces artistes qui ont façonné à leur manière les contours élargis de l’art conceptuel, est évidemment l’occasion de mettre en scène une réflexivité de l’activité artistique : Pistoletto, en 1960, fonde sa compagnie de théâtre, Zoo, qui donne lieu, au bout d’une décennie, à la publication d’un ouvrage, L’Uomo nero, il lato insopportabile, « entre [le] récit autobiographie […], le commentaire artistique, la réflexion philosophique et l’élaboration […] plastique en cours ». L’écriture accompagne aussi les moments de la création comme une suspension de l’action pour la réflexion, une activité méditative qui déporte l’artiste vers un autre mode de pensée, même si « l’écriture est une action performative en elle-même », comme l’explique Pistoletto. Moins spectaculaire mais tout aussi visible, la production écrite de Buren reste un jalon majeur de la pensée critique de l’art des années 1960-70, miroir concentré d’une oeuvre dispersée dans l’espace et une temporalité éphémère. Après avoir pensé les écrits comme un espace théâtral et scénique, Bonn observe les oeuvres au prisme des figures du miroir et du labyrinthe pour en dégager, dans un chapitre consacré à « l’intempestif » – terme emprunté à Nietzsche –, un dispositif critique : ce qui en ressort, au-delà de l’analyse très phénoménologique des oeuvres de Morris, Pistoletto et Buren, est la force déstabilisatrice de la pensée plastique à l’oeuvre dans l’espace social et vécu, telle qu’elle est revendiquée par ces artistes. En conclusion, Bonn rappelle l’importance du contexte post-structuraliste et l’imprégnation des sciences humaines, en prenant pour point d’appui le texte majeur de Morris, « Mots et images dans le modernisme et le post-modernisme », qui lui permet de mettre en perspective les concepts convoqués alors par les artistes : « entropie, gestalt, opération scientifique, outil ». Les artistes, « impliqués dans les réflexions de leur temps », tracent des « lignes de force rationnelles, des lignes de subjectivation, mêlant dans un même mouvement, […] l’art et la vie ». Au coeur de cette réflexion plastique et théorique se joue la place du sujet, substitut pensant de la figure de l’artiste, et qui fait entrer l’art dans son régime contemporain, un régime d’autorité éclatée, partagée et dans lequel les pratiques et les discours ont une fonction dialectique, toujours en écart, ce que Bonn nomme une « zone d’ambiguïté positive », ouverte et créatrice.
Magali Nachtergael