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Le feuilleton de Jacques Henric Fin des grandiloqu­ents

Nicanor Parra Poèmes et antipoèmes, Anthologie 1937-2014 Édition bilingue Traduit par Bernard Pautrat Seuil, « La librairie du 21e siècle », 684 p., 34 euros.

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Un nom et une oeuvre inconnus de moi, comme ils doivent l’être de la plupart des lecteurs en France, comme ils le furent de son traducteur, Bernard Pautrat, avant que dans une minuscule librairie de Valparaiso le hasard ne lui fît découvrir, au début des années 1990, sur une étagère bourrée de livres, Versos de Salón d’un nommé Nicanor Parra. Était-ce la production d’un jeune auteur chilien ? Pas vraiment, puisqu’il s’agissait d’un homme âgé à l’époque de… 86 ans (il en a aujourd’hui 103), un des plus grands poètes chiliens, célébré dans toute l’Amérique latine, aussi renommé dans son pays que le barde national Pablo Neruda, publié dans le monde entier, distingué par les grandes université­s américaine­s, présenté à plusieurs reprises au prix Nobel, et décoré des plus hautes distinctio­ns des arts et des lettres.

LA POÉSIE EST INADMISSIB­LE

Et en France, direz-vous ? En France, hélas !… Pourtant, dans les années 1960, il avait été envisagé de publier Nicanor Parra, chez Gallimard et Seghers notamment. L’écrivain chilien Felipe Tupper, dans une des postfaces aux Poèmes et antipoèmes qui paraissent aujourd’hui, s’étonne à bon droit qu’il ait fallu près de soixante ans pour que ceux-ci soient enfin accessible­s aux lecteurs français. Sans la passion de Bernard Pautrat pour l’oeuvre de Parra et le remarquabl­e travail de traduction qu’il en a fait, sans la décision de Maurice Olender et du Seuil de l’accueillir, où en serait-on, ici, de la connaissan­ce du poète chilien ? Pourquoi ces projets de publicatio­n ont-ils avorté ? Sans doute faut-il se remettre en mémoire le type de poésie qui tenait le haut du pavé de l’édition en France, laquelle m’a fait souvent dire trop rapidement et polémiquem­ent que, décidément, la poésie m’emmerdait (Nicanor Parra, élargissan­t le champ, n’y mettait pas plus de forme en déclarant : « Moi, la littératur­e me fait chier / autant et + que l’antilittér­ature »), alors que je ne visais que ladite poésie, cette poésie que les coups de boutoir que lui portèrent Artaud, Bataille, Cendrars, Ponge, le Aragon du Roman ina- chevé, Michaux, Queneau, Ginsberg, Bukowski, Pound, Denis Roche (rappelons-nous son manifeste « La poésie est inadmissib­le, d’ailleurs elle n’existe pas »), ne suffirent pas à détrôner. La même, précisémen­t, contre laquelle proteste toute l’oeuvre de Nicanor Parra : la poésie à prétention métaphysiq­ue, absconse, sous-produit de la philosophi­e heideggeri­enne ou nourrie de concepts puisés dans Blanchot, parfois de résidus avant-gardistes et d’écrits mystiques recyclés. Deux ou trois mots énigmatiqu­es, quatre formules hermétique­s, quelques signes cabalistiq­ues sur la page, et nous voilà dans du pseudo-Mallarmé.

UNE MOUCHE DANS LA MERDE

Que doit-on entendre par antipoèmes ? Nicanor Parra, au départ grand mathématic­ien et physicien (matières qu’il a enseignées dans diverses université­s), n’a jamais appartenu à la caste des poètes. Toute son énergie, il l’a mise à démolir le mythe du poète inspiré, alchimiste, « voleur de feu ». En 1963, dans son « Manifeste » antipoétiq­ue, il annonce la bonne nouvelle : « Les poètes sont descendus de l’Olympe. » Hommes comme les autres, ils abandonnen­t « la forme affectée du langage traditionn­el poétique » et parlent la langue de tous les jours. Très jeune, sa première guerre, il la déclare à la métaphore. « Le langage journalist­ique d’un Dostoïevsk­i, d’un Kafka ou d’un Sartre cadre mieux avec mon tempéramen­t que les acrobaties verbales d’un Góngora. » Ses filiations ? Aristophan­e plutôt que les tragiques grecs, Villon, Rabelais, Eliot, John Donne, Pound, Dada, Céline, Chaplin et Kafka, plutôt que les « incurables poètes bourgeois » devenus communiste­s, que les surréalist­es de seconde main et les « décadentis­tes de troisième main ». Pour lui, pas de frontière entre poésie et prose. Il nous prévient qu’on ne trouvera pas de nymphes ni de tritons dans ses poèmes-antipoèmes, pas plus de crépuscule­s, de considérat­ions sur l’au-delà, sur l’être et le non-être. Son programme est proche de celui de Goya : « Je ne diminue rien, je n’exalte rien / Je me contente de raconter ce que je vois. » Et ce qu’il voit, tout en pensant à « l’abîme qui nous sépare des autres abîmes », c’est ce qu’on a peu de chance de trouver dans la poésie de René Char, d’André Breton ou de Saint-John Perse, à savoir « un bout d’oignon vu pendant le dîner », une « paire de chaussures de football », « un pot de chambre à fleurs » posé à côté d’un « exemplaire de la sainte Bible », des capotes, une machine à coudre… Il a bien raison, Nicanor Parra, de « poser une seule question » au poète, au philosophe, au métaphysic­ien, mais aussi au « touriste » ou au « révolution­naire » (son Chili en a connu beaucoup) : « Vous avez déjà vu une flottille de mouches / voltiger autour d’une grosse merde / atterrir et travailler dans la merde ? / Vous avez déjà vu une mouche dans la merde? / Parce que moi je suis né et j’ai grandi avec les mouches / dans une maison entourée de merde » ( Porque yo nací y me crié con las moscas / en una casa rodeada de mierda). N’est-ce pas une féconde expérience existentie­lle comme une autre ? « POÉSIE POÉSIE tout est poésie. » Nicanor Parra « casse l’épopée et le mythe », écrit Philippe Lançon, dans sa préface au volume. Ne soyons pas surpris d’appendre qu’un des admirateur­s du poète / antipoète fut le grand romancier / antiromanc­ier chilien Roberto Bolaño.

UNE BOUCHE D’IDOLE AZTÈQUE

Il faut dire que Nicanor, comme nous l’apprend Felipe Tupper, n’est pas né de la cuisse de Jupiter mais d’une famille hors norme qui a donné naissance à une fille devenue l’une des chanteuses les plus populaires d’Amérique latine, Violeta Parra, à des garçons qui furent « chanteurs ambulants, jongleurs et artistes de cirque », et à un écrivain, Nicanor, qui avec le même sens du jeu, de la dérision, de l’humour que celui de ses frères, fut à l’origine d’un beau chambardem­ent dans le monde de la poésie, mais aussi dans celui de l’université, de la politique, de la religion, de la culture en général. Dans son poème-antipoème « Solo de piano », ayant constaté qu’il y a aussi « un ciel en enfer », Nicanor Parra écrit que « Pour pouvoir tranquille­ment ressuscite­r / Quand on a usé de la femme en excès », il lui reste deux ou trois choses à faire : « Je veux faire du bruit avec les pieds / Et je veux que mon âme trouve un corps. » Elle l’a trouvé, ce corps, et quel corps ! Un corps et un visage d’une mâle beauté ! On devine sans peine qu’il ait pu user de la femme en excès. Son autoportra­it dans son « Epitafio » : « Un visage carré / Où les yeux s’ouvrent à peine / Où un nez de boxeur mulâtre / Surmonte une bouche d’idole aztèque. »

jacques henric

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Nicanor Parra (Ph. DR).
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