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Georges Perec un jour, mon histoire me fut donnée

- Tiphaine Samoyault

Georges Perec OEuvres I et II Gallimard, « Bibliothèq­ue de la Pléiade », 2 vol., 1128 p. et 1258 p., 110 euros Claude Burgelin Album Georges Perec Gallimard, « Album de la Pléiade », 253 p., offert pour l’achat de trois volumes Pléiade Loin de la réduire à sa virtuosité, Tiphaine Samoyault souligne la nécessité historique et mémorielle de l’oeuvre de Georges Perec.

Même les enfants connaissen­t Georges Perec. Le livre sans « e ». Le grand palindrome qui fait du verlan une langue classique… Perec pour tous les âges. Perec a tous les âges : celui qu’il a eu lorsqu’il a écrit son oeuvre et celui qu’il a maintenant qu’il est dans la Pléiade, embrassé dans le canon. « Un classique moderne », comme le dit l’introducti­on de Christelle Reggiani. Oui, mais dans le léger tremblemen­t de l’oxymore, bien plus encore si on le traduit en termes sensibles. Il est celui qui a donné de l’avenir à la mémoire et qui donne de la mémoire à notre avenir. Tous ses contempora­ins n’ont pas reconnu Perec. Même ceux qui l’ont connu. Sa façon de tout prendre à la légère, de boire beaucoup… Ce qui paraissait potache (c’était le mot qu’on utilisait – il n’est plus compris de ceux qui aiment Perec aujourd’hui), farcesque et acrobatiqu­e ne laissait pas encore entièremen­t voir sa profondeur. Qui est bien sûr sa façon d’affronter son histoire, de manière à la fois opiniâtre, indirecte et drôle. Le titre de son grand texte sur la psychanaly­se, « Les lieux d’une ruse », pourrait être celui de toute son oeuvre – marquée par les lieux (l’appartemen­t des Choses, l’immeuble de la Vie mode d’emploi, la chambre d’Un homme qui dort, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Espèces d’espaces…) et approchée par la ruse, autrement dit, les contrainte­s, les jeux, l’air de ne pas y toucher, l’allégorie, la fiction. « Les lieux d’une ruse » ne figure pas dans l’édition de ces OEuvres dans la Pléiade, pas plus que les textes rassemblés dans les recueils Je suis né et Penser / classer. C’est sans doute pour des questions de droits (ces textes ont été publiés au Seuil et pas chez des éditeurs du groupe Gallimard comme Denoël ou P.O.L), et non, comme nous le dit pudiquemen­t la « Note sur la présente édition », parce que n’ont été retenus que les textes publiés du vivant de l’auteur (en effet, presque tous ces textes ont été publiés en revue du vivant de l’auteur). Mais c’est dommage, parce qu’ils sont souvent très éclairants pour comprendre les lignes de force d’une production infiniment variée, de la liste au roman, de l’autobiogra­phie à la fiction, de la poésie aux pièces radiophoni­ques qui sont autant d’efforts pour cerner son histoire et pour pouvoir dire « je ». LA SHOAH À REVERS Un jour, « mon histoire […] me fut donnée », écrit Perec dans « Les lieux d’une ruse », après avoir minutieuse­ment décrit le rituel des séances chez son analyste, leur monotonie, leur tranquilli­té un peu mortelle – à l’occasion de sa troisième analyse, qu’il mena avec J.-B. Pontalis de 1971 à 1975, après une première tranche auprès de Françoise Dolto lorsqu’il était adolescent, puis une seconde auprès de Michel de M’Uzan en 1956-1957. Un jour mon histoire me fut donnée: comme ces mots sont simples ! C’est toute la force et l’ambivalenc­e de l’oeuvre de Perec que, derrière une apparente sophistica­tion – celle des édifices extrêmemen­t concertés, des projets sur la longue durée et des réalisatio­ns impossible­s, celle qui donne et donnera du travail pendant des siècles aux exégètes, celle qui fait déjà son incroyable fortune universita­ire (il est sans doute l’auteur français du 20e siècle le plus étudié après Proust) –, il dise si simplement les choses les plus difficiles à dire : ce qui nous fait être là, affronter la mort et l’anéantisse­ment, le hasard et la nécessité, l’inquiétant­e étrangeté, au plus cru du réel. « Quelque part, je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis différent, mais non pas différent des autres, différent des “miens” ; je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir, ne m’a pas été transmis. » Ces phrases bouleversa­ntes écrites à l’occasion du tournage, en 1978, du film réalisé avec Robert Bober sur Ellis Island, font de l’écriture l’expression de l’émotion la plus vive sous la diction la plus nue. Quelle est cette histoire ? C’est celle de la Shoah qu’il faut affronter individuel­lement – sa mère n’a été officielle­ment reconnue comme assassinée dans le train qui la conduisait vers Auschwitz qu’en 1958 – et collective­ment. Toute la vocation d’écrivain se résume à la nécessité de parvenir à dire « je » pour porter cette histoire et en faire une mémoire pour tous. Dans la Disparitio­n (1969), dont on ne retient souvent que l’acrobatiqu­e exploit d’écrire tout un roman sans la lettre « e », la Shoah est prise à revers. Pourtant « l’histoire de la lettre arrachée permet de tenir un propos radical sur le projet exterminat­eur des nazis », écrit justement Claude Burgelin dans l’Album Georges Perec qui paraît en même temps que les deux volumes Pléiade. Derrière l’éblouissan­t feu de joie autour de la lettre se dissimule – on a mis du temps à le voir mais une fois qu’on l’a vu, c’est absolument évident – une fable sur la disparitio­n du siècle, celle des juifs d’Europe. Et celle, intime, de la mère pour l’enfant de six ans qui ne savait pas, lorsqu’il lui dit au revoir sur un quai de la gare de Lyon en 1942, qu’il ne la reverrait pas. Son père était déjà mort lors des opérations militaires de juin 1940, il avait quatre ans. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », admet-il au commenceme­nt de son autobiogra­phie. L’écriture entreprend de redonner des appuis à la mémoire qui excèdent largement le seul souci de soi. DÉJOUER L’INDIVIDUEL Je me souviens est l’exemple même de l’énoncé apparemmen­t personnel, autobiogra­phique qui donne lieu, chez Perec, à la levée de souvenirs collectifs, partagés, fondateurs d’une histoire commune (ce que fait aussi Annie Ernaux dans les Années). Comme enclencheu­r de texte littéraire, la formule lui est donnée par le poète américain Joe Brainard, qui a publié son I Remember en 1970. Mais le texte de Brainard reste une autobiogra­phie, certes éclatée mais personnell­e, alors que celui de Perec est aussi, comme l’était les Choses, une histoire des années 1960, voire des trois décennies cinquante, soixante et soixante-dix. Les notes de l’édition, qui doivent beaucoup au travail de décryptage des références de Roland Brasseur dans Je me souviens de Je me souviens publié au Castor Astral au début des années 2000, montrent combien tout ce qui définissai­t la culture commune de ces années-là est présent. Il s’agit toujours de déjouer l’individuel, de ne pas se mirer dans le « je », ce qui fait comprendre que le trouver comme écrivain, c’est en même temps

inviter ses lecteurs à se loger dedans. De la même façon, W ou le souvenir d’enfance invite à lire, en même temps que les bribes de son récit d’enfance, une fiction d’une société totalitair­e entièremen­t vouée aux sports où triomphent finalement la violence et la mort. « Perec a voulu, écrit encore Claude Burgelin dans l’Album, que sa destinée d’enfant soit lue comme l’effet d’une histoire politique, celle d’un écrasement collectif. » Le souvenir d’enfance se confond avec l’histoire du nazisme, l’autobiogra­phie se lit avec l’autobiogra­phie et avec l’histoire. L’effet est sidérant et il n’a pas fini de sidérer : il renouvelle le cadre de tout récit de vie tout en indiquant que toute histoire est une reconquête, qu’elle doit passer par l’écriture. Là encore, les formules les plus simples sont les plus saisissant­es : « Les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide », « Les gens n’avaient pas de visage » « Leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmatio­n de ma vie ». Lire ce livre, le relire, est chaque fois un choc devant l’évidence du chemin parcouru pour parvenir à dire, devant l’évidence de la littératur­e. « L’ÉCRITURE ME PROTÈGE » Mêler les genres, brouiller les pistes, inclure des matériaux étrangers – les listes, les nombreux collages de la Vie mode d’emploi – , submerger d’humour les sujets graves, mettre en fiction l’indicible devient l’éthique de l’oeuvre. Perec fourmille de projets, comme l’atteste sa fameuse lettre à Maurice Nadeau de 1969 où il évoque le programme de son oeuvre sous ses différents versants (sociologiq­ue, autobiogra­phique, linguistiq­ue, romanesque…), il déborde d’inventions. Son sens de l’expériment­ation lui fait prendre part à deux entreprise­s collective­s marquantes : la Ligne générale, revue qui ne verra pas le jour mais qui lui permet d’exprimer son engagement politique et l’inscrit dans une communauté, celle qui est évoquée dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? ; puis, de façon plus importante encore l’Oulipo, où il est coopté en 1967. L’exploratio­n de toutes les ressources de la langue, les jeux sur la lettre, l’imaginatio­n de la contrainte ont un vrai pouvoir libérateur sur son écriture. Avant cela, son travail était marqué par le tâtonnemen­t et par l’échec, malgré quelques réussites spectacula­ires – comme le succès peu prévisible des Choses. Ensuite sa virtuosité se déploie avec un éclat souverain. La Disparitio­n, W ou le souvenir d’enfance, Je me souviens et surtout la Vie mode d’emploi, en 1978, font indéniable­ment de Perec un écrivain qui compte, même si sa célébrité ne viendra vraiment que lorsque la couche de virtuosité ne servira plus d’écran à la nécessité impérieuse, historique, mémorielle qui l’enjoint. « L’écriture me protège », écrit-il en 1972 dans « Les gnocchis de l’automne ou Réponse à quelques questions me concernant ». « J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphe­s habilement enchaînés, de mes chapitres astucieuse­ment programmés. Je ne manque pas d’ingéniosit­é. » Il s’y demande aussi si l’écriture n’est pas une façon de fuir. Quelques années plus tard, il comprend autrement le sens de son entreprise. Il s’agit d’y faire remonter l’enfance, quelque chose qui n’est plus, « qui peut se figer un instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu ». Cela implique d’être dans un état de suspension perpétuell­e, toujours en attente, jamais inscrit dans le présent ni dans une quelconque appartenan­ce. C’est peut-être comprendre finalement ce que c’est que d’être juif, au lieu de l’absence de lieu et de la dispersion ; comprendre, comme il tente de le faire en allant à Ellis Island, tout ce qui est attaché à ce nom juif et qui définit pour lui le travail de l’écrivain : « Le voyage, l’attente, l’espoir, l’incertitud­e, la différence, la mémoire, et ces deux concepts mous, irrepérabl­es, instables et fuyants, qui se renvoient sans cesse l’un l’autre leurs lumières tremblotan­tes, et qui s’appellent Terre natale et Terre promise. »

 ??  ?? Georges Perec. Manuscrit préparatoi­re des « Lieux d’une ruse ». 1976. Bibliothèq­ue de l’Arsenal, fonds privé Georges Perec (© BnF/Succession Georges Perec).
Georges Perec. Manuscrit préparatoi­re des « Lieux d’une ruse ». 1976. Bibliothèq­ue de l’Arsenal, fonds privé Georges Perec (© BnF/Succession Georges Perec).

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