La photographie Étienne Hatt
En 1967, le photographe Alain Sabatier participe à une soirée de projection de diapositives au MoMA présentée comme « une exposition de photographies projetées ». Pourtant, quelque temps plus tard, ce sont des tirages, et non un diaporama – dont le jeune Français fait un usage pionnier depuis 1964 – que le musée américain acquiert. Je ne sais quels arguments furent avancés, peut-être celui de la stabilité du tirage, supérieure à celle de la diapositive. Quoi qu’il en soit, cet épisode laisse penser que la photographie légitime se confond avec le support papier. Cette interrelation, aujourd’hui renforcée par le marché qui préfère les biens tangibles, s’appuie historiquement sur la prévalence du modèle des beaux-arts, les possibilités d’interprétation du négatif que permet le tirage et la capacité de diffusion de l’image imprimée. Mais la prééminence de l’épreuve laisse dans l’ombre tout un pan de l’histoire de la photographie que le musée de l’Élysée de Lausanne et son Histoire de la photographie projetée (1) s’attachent à révéler en montrant qu’elle excède les soirées diapos qui ont marqué les loisirs des familles des Trente Glorieuses. De fait, depuis le hyalotype breveté par les frères Langenheim en 1850 jusqu’à l’arrêt de la production des pellicules et des projecteurs au début du 21e siècle, et parfois même jusqu’à aujourd’hui, la diapositive fait l’objet de nombreux usages qui relèvent du divertissement, de l’éducation ou de l’art. La projection est ainsi le fer de lance de la pédagogie par l’image. Cette dernière peut être édifiante, à la manière des Life Models, utilisés en Angleterre et aux États-Unis à la fin du 19e et au début du 20e siècle, dont les tableaux moralistes associent mises en scène réalistes et retouches peintes qui versent dans le fantastique. Elle est plus souvent savante. Cours et conférences illustrés s’appuient sur la précision et l’agrandissement de la photographie projetée. Ce modèle pédagogique devenu classique ne doit pas faire oublier que la diapositive modifia une discipline comme l’histoire de l’art qui, à la faveur de la double projection, devint plus com- paratiste. Il finit aussi par être critiqué. Les années 1950 et 1960 créèrent ainsi des dispositifs didactiques qui se voulaient révolutionnaires. Les designers Charles et Ray Eames jouèrent un rôle pionnier mais c’est Ken Isaacs qui réalisa, en 1962, la Knowledge Box. Cette dernière est une boîte composée de vingt-quatre écrans sur lesquels sont projetées 2 000 images. Le dispositif immersif condense le savoir, mais il s’agit moins de se souvenir des images projetées que des associations que chacun pourra réaliser librement. Non dirigiste, la Knowledge Box repose sur l’autonomie de l’« étudiant » qui, selon Ken Isaacs, « devient l’agent de la synthèse plutôt que l’auto-stoppeur que le système d’enseignement sous forme de cours avait fait de lui ».
UNE BRANCHE À PART
L’art pourrait avoir été tout autant bouleversé par la projection. Dans les années 1960, cette dernière s’apparente à une forme artistique alternative participant de l’esthétique amateur qui caractérisa l’usage de la photographie par les avant- gardes d’alors et dont témoigne, dans l’exposition, une conférence illustrée de Robert Smithson, devenue l’oeuvre Hotel Palenque (1969-72). Même avant ce moment le plus connu des relations entre art et projection, dès la fin du 19e siècle, dans les cercles pictorialistes pourtant attachés au travail sur l’épreuve, la projection est déjà pour certains plus qu’un outil de sociabilité et de diffusion. Elle est un art aux qualités distinctes de celles du tirage. Alfred Stieglitz parle d’« une branche fascinante tout à fait à part de la photographie » et insiste sur la subtilité des tonalités offertes. Quelques années plus tard, l’autochromiste Antonin Personnaz jouera, quant à lui, des variations de la lumière de la lanterne pour multiplier les effets aux évocations impressionnistes. L’histoire de l’image projetée dessine ainsi une autre histoire de la photographie. Elle semble aussi porteuse d’une nouvelle appréhension du médium, à distance des beauxarts et des arts plastiques. Le dis- positif de la projection y participe, qui requiert l ’obscurité, i nscrit l’image dans la durée d’une séquence, permet effets cinématographiques de montage et de fondu enchaîné et propose une expérience collective. Y contribuent également les fréquentes collaborations avec les arts de la scène. Bien avant Nan Goldin, dont les projections en club de la Ballade de la dépendance sexuelle (1977-85) étaient des performances musicales live, les sociétés photographiques accompagnaient leurs soirées d’intermèdes musicaux ou dansés. Surtout, à la faveur des progrès techniques, avant tout l’essor de l’électronique qui permet l’automatisation et la synchronisation des appareils, la diapositive fut, dans les années 1960, le ferment de recherches qui débouchèrent sur des dispositifs spectaculaires aux multiples écrans mobiles dont profitèrent alors les expositions nationales et internationales. L’une de ces multiprojections monumentales fut conçue par le scénographe Josef Svoboda pour le pavillon tchécoslovaque de l’Expo 67 de Montréal. Le Diapolyécran était un mur de soixante mètres carrés composé de 112 écrans pouvant chacun avancer et reculer. Alternant vues unitaires et mosaïques d’images distinctes, le dispositif se donnait à voir et, ne réunissant pas moins de 15 000 diapositives, formait une grande fresque autour de la création du monde. En définitive, le spectacle de la projection semble faire vaciller la définition même de la photographie. Pour reprendre la distinction opérée par Nelson Goodman, elle se détacherait des arts autographiques, comme la peinture ou la gravure, auxquels la lie le tirage, pour tendre vers ces arts allographiques qui, comme la musique, le théâtre ou la danse, reposent sur une exécution. La photographie serait ainsi un spectacle vivant.
(1) Diapositive. Histoire de la photogra
phie projetée, Musée de l’Élysée, Lausanne, 1er juin - 24 septembre 2017. Commissariat de Nathalie Boulouch, Anne Lacoste, Olivier Lugon et Carole Sandrin. Catalogue en coédition avec Noir sur Blanc, 240 p., 42 euros. In 1967 the photographer Alain Sabatier took part in a slide show evening at MoMA presented as “an exhibition of screened photos.” However, a few years later, when the museum acquired work by the young Frenchman, it was in the form of prints and not one of those slide shows that he had pioneered. I don’t know how this was justified— maybe in terms of the superior stability of prints compared to slides, but anyway, this episode suggests that the legitimacy of the photographic medium tends to be confused with its classic support, paper. This interrelation, which seems to have become cemented nowadays by the art market, which prefers tangible goods, is founded historically on the dominance of the fine arts model. But the pre-eminence of the print ignores a whole part of the history of photography, and it is precisely this neglected dimension that the Musée de l’Élysée in Lausanne is setting out to rediscover in its Histoire de la photographie projetée.( 1) In doing so, it demonstrates that there was a lot more to projections than those proverbial slide shows of the halcyon years of consumerism. Indeed, from the patenting of the halotype by the Langenheim brothers in 1850 to the winding down of the production of films and projectors in the early years of this century (in fact some are still being made), the uses of slides have ranged from entertainment to education and art. Projection has been one of the prime tools of visual education. This was sometimes edifying, like those life models used in Britain and the United States in the late nineteenth and early twentieth centuries, with moralistic tableaux combining realism of presentation with painted additions that added a fantastical slant. Usually, it was learned. Illustrated lectures and talks drew on the precision and enlargements of projected photography. If this technique now seems highly conventional, we should not forget that slides had a major impact on the discipline of art history ( among others), which, thanks to the use of double projection, became more comparative.
The 1950s and 60s thus created teaching apparatus that were considered revolutionary at the time. The designers Charles and Ray Eames played a pioneering role, and then in 1962 Ken Isaacs created the Knowledge Box, comprising twentyfour screens on which two thousand images were projected. This immersive device condensed knowledge, but the point was less to remember the images that were projected than the associations one could make freely between them. The Knowledge Box was non-directive, leaving viewers full autonomy so that, according to Isaacs, the “student becomes the agent of synthesis rather than the hitchhiker the lecture system made of him.”
A SEPARATE BRANCH
Projection may well have revolutionized art just as much. In the 1960s, the medium was like an alternative art form, part of the amateur aesthetic characteristic of the avant-garde use of photography at the time. This moment is recalled in the exhibition by Robert Smith- son’s illustrated talk, which became the work Hotel Palenque (1969-72). This is the best known instance of art coming together with projection, but well before that, as of the late nineteenth century, projection was already much more than a medium of dissemination and vector of sociability in pictorialist circles—their obsession with the work on the print notwithstanding. They saw it as an art form with its own distinct qualities. Alfred Stieglitz spoke of a “fascinating branch that is quite distinct from photography” and emphasized the subtlety of the tones that it offered. A few years later, Antonin Personnaz, who specialized in autochromes, played on the lantern’s light variations to create a multitude of impressionistic effects. The history of the projected image thus suggests another history of photography itself and seems to offer a new way of apprehending the medium that is neither beaux-arts nor visual-arts in its inflection. This is due in large part to the projection process itself, which requires darkness, places the individual image within the duration of a sequence, allows more cinematic effects of montage and cross-fading, and offers a collective experience. Another factor is the frequent collaboration with the performing arts. Long before Nan Goldin, who projected her Ballad of Sexual Dependency (1977-85) in clubs as part of a live musical performance, photographic societies used to accompany their soirees with interludes of music or dance. Above all, as a result of technological progress (and especially the increasing role of electronics, enabling the automation and synchronization of apparatuses), in the 1960s the slide medium stimulated experiments that resulted in spectacular, multi-screen installations that were a boon to national and international exhibitions and fairs. One such monumental multiprojection was conceived by Josef Svoboda for the Czech Pavilion at Expo 67 in Montreal. His Diapolyekran was a wall sixty meters square comprising 112 screens, each of which could move forward or recede. Alternating unified views and mosaics of discrete images, this apparatus with 15,000 slides was like a giant fresco about the creation of the world. Ultimately, the spectacle of projection seems to upset the very definition of photography. To use the distinction put forward by Nelson Goodman, it appears to stand apart from the autographic arts, such as painting and engraving, to which it is linked to by printing, and tend more towards those allographic arts that, like music, theater or dance, rest on their execution. Photography as performing art.
(1) Diapositive. Histoire de la photographie
projetée, Musée de l’Élysée, Lausanne, June 1–September 24, 2017. Curated by Nathalie Boulouch, Anne Lacoste, Olivier Lugon and Carole Sandrin. Catalogue copublished with Noir sur Blanc, 240 p.