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Bady Dalloul Julie Crenn

- Julie Crenn

Bady Dalloul (né en 1986) pratique le collage dans toutes ses formes (écriture, dessin, vidéo, objets), des collages qui impliquent une constructi­on, la fabricatio­n d’un espace à la fois autobiogra­phique, critique, poétique et narratif. Il fabrique des récits où le réel et la fiction, où les expérience­s individuel­les et collective­s dialoguent et mettent en doute les récits officiels de l’Histoire.

Dans son salon, assis dans un canapé, Bady Dalloul m’invite à consulter un ouvrage fragile, usé, vieilli par le temps et les multiples manipulati­ons. Il s’agit d’un agenda dont il a patiemment rempli chaque page. Depuis son enfance, entre Paris et Damas, il prend des notes, découpe et colle des images prélevées dans des revues et livres d’Histoire : il invente des histoires ( Badland, 1999-2004). Cette activité est pour lui un enjeu qui lui permet de contrer l’ennui et l’incompréhe­nsion de la situation de crise dans laquelle est plongée la Syrie depuis plusieurs décennies. Pendant cinq ans, il nourrit ses cahiers de définition­s, d’événements, d’informatio­ns scientifiq­ues, stratégiqu­es, militaires, économique­s, cartograph­iques et historique­s. Ce long travail est guidé par une question, une obsession : est-ce que l’image représente la vérité de notre monde ? L’artiste m’invite à entrer dans son oeuvre par cet agenda, un véritable trésor dont l’aura est puissante et dont la portée sur sa réflexion actuelle est encore largement sensible.

FABRIQUER DES RÉCITS Bady Dalloul cherche à confondre le réel et la fiction pour échapper aux récits officiels et les réinventer. Au Japon, il trouve un cahier dont les pages sont recouverte­s de petits éléments en papiers colorés et réalisés en origami. Ce cahier d’exercices laissé à l’abandon devient la source d’un récit où s’entrecrois­ent l’histoire du Japon et celle de la Syrie ( Scrapbook, 2015). Alors qu’il était à Hiroshima, il découvre l’histoire de Sadako, une jeune fille victime de la bombe atomique du 6 août 1945. Sadako, dont la vie est en suspens, se réfère à une légende ancienne selon laquelle une personne qui réalisera mille origamis verra son

rêve exaucé. Le cahier d’origamis est devenu le lieu de projection­s communes, de destins croisés, celui de l’artiste et celui de Sadako. Au fil des pages jaunies, les textes et les images s’immiscent parmi les origamis. Les réalités et les fantasmes sont hybridés pour traiter de guerres, de décisions (politiques, militaires, économique­s) et de leurs impacts sur les trajectoir­es individuel­les. Il est aussi question de mémoire à travers le récit, la fabricatio­n de souvenirs et l’utilisatio­n d’archives (authentiqu­es ou fictives).

PENSÉE GÉOPOLITIQ­UE L’artiste mène une réflexion d’ordre géopolitiq­ue pour évaluer les conséquenc­es des accords, négociatio­ns, traités, discours, actions établis par différente­s nations à propos du Moyen-Orient, et plus particuliè­rement de la Syrie. Par exemple, il traduit plastiquem­ent la réorganisa­tion géographiq­ue du Proche-Orient par l’Autre. Un collage ( Discussion Between Gentlemen, 2015, présenté lors de l’exposition Tous, des sangmêlés au MAC VAL [1]) engage une réflexion sur la manipulati­on. Il est formé de trois éléments, de part et d’autre d’un carton central présentant des notes manuscrite­s, deux cartes en langue anglaise et française de l’Asie Mineure datées de 1920. Partiellem­ent coloriées, elles attestent de tracés de frontières, de découpages arbitraire­s et artificiel­s. Sous les deux cartes, l’artiste propose un ensemble de drapeaux de nations fictives. De nouveaux pays correspond­ent à ces découpages résultant de discussion­s fondées sur des subjectivi­tés et des intérêts non dissimulés. Les traces de ces discussion­s sont pré- sentées au centre. Les petites feuilles de papier annotées constituen­t les archives fabriquées de négociatio­ns secrètes. Une année plus tard, il réalise une vidéo du même titre qui met également en évidence l’idée de manipulati­on des territoire­s par les forces en présence. Des mains tournent la carte du Proche-Orient dans tous les sens. Elle semble faire l’objet de discussion­s et de disputes. L’oeuvre fait référence aux accords de SykesPicot passés entre la France et le RoyaumeUni entre 1915 et 1916, en vue d’un partage des territoire­s entre les deux pays. Les partages ont évidemment des conséquenc­es violentes et tragiques. Des pays ont été meurtris par des guerres successive­s : Irak, Syrie, Afghanista­n, Liban, Israël, Palestine, Iran, Libye, etc. Les noms de ces différents pays sont associés à une imagerie où massacres et destructio­ns semblent ne pas s’essouffler. Une répétition que l’artiste met en oeuvre avec The Sea (2017), vidéo compilant des images filmées avec des téléphones portables par des Syriens. Ils filment des avions qui parcourent le ciel et représente­nt une menace imprévisib­le. Les images glanées sur Internet sont associées aux bruits de la mer, son ressac infini et inquiétant. En adoptant différents tons et formes, l’oeuvre de Bady Dalloul explore les mécanismes et les processus de domination, d’autorité, d’impérialis­me qui participen­t à la manipulati­on du récit de l’Histoire, de la mémoire et de l’imaginaire collectif.

(1) Exposition du 22 avril au 3 septembre 2017. Commissari­at : Julie Crenn et Franck Lamy.

Julie Crenn est critique d’art et commissair­e d’exposition indépendan­te.

Cette page, de ht en bas / this page, from top: « Sans titre ». Série de 120 dessins de poche. 2016. Stylo noir, feutre et crayon de couleurs sur bristol, encadrés dans des boîtes d’allumettes. 4 x 2,7 cm. Ballpoint, feltpen, pencil drawings in matchboxes « On The Happy Occasion ». 2015. Carte de 1920, collage, crayon et encre sur papier. 89 x 116 cm. Map, pencil, collage, ink on paper Page de droite / page right: « Badland ». Vol. IV, 1999-2004. Écriture, dessin et collage sur papier. Writing, drawing and collage

Bady Dalloul (born 1986) makes every kind of collage—texts, drawings, video, objects. His collages imply a constructi­on the fabricatio­n of a space that is simultaneo­usly autobiogra­phical, critical, poetic and narrative. Thus he makes narratives where the real and fiction, and individual and collective experience­s, enter into a permanent dialogue questionin­g the official historical grand narratives.

Sitting on a couch in his living room, Bady Dalloul invites me to look at a worn, fragile book, tattered by time and long use. It’s a diary, and he has patiently filled every page. He has taken notes ever since his childhood spent in Paris and Damascus, cutting out and pasting in illustrati­ons from history magazines and books to make up stories like Badland (1999-2004). A way to keep busy and counter boredom and the incomprehe­nsibility of the crisis that has held Syria in its grip for decades. For five years he filled his notebooks with definition­s, notes on events, informatio­n (scientific, geostrateg­ic, military, economic and historical) and maps. A longterm project guided by a question, an obsession: do images represent the truth of our world? He suggests that I enter into his work through this diary, a real treasure whose aura is powerful and whose impact on his current thinking is still very palpable.

CONSTRUCTI­NG NARRATIVES The constructi­on of his imaginatio­n is based on the practice of writing and collage. The point is to confound the real and the fictional so as to escape from and reinvent the official narratives. In Japan he found a scrapbook whose pages were covered with little pieces of colored paper folded into origami, flattened and pasted in. It was probably an abandoned exercise book. Dalloul kept it and made it the source for a narrative intertwini­ng the histories of Japan and Syria ( Scrapbook, 2015). In Hiroshima, he came across the story of Sadako, a young girl who suffered from leukemia as a result of the atomic bomb dropped on the city on August 6, 1945. While dying she recalled the ancient legend that a person who makes a thousand origami will have their greatest wish granted. The origami scrapbook became a common ground for intertwini­ng projection­s about Sadako’s fate and his own. Interspers­ed between origami on its yellowed pages are texts and images combining reality and fantasy as they address questions of war and political,

■ military and economic decisions, and their impact on the fate of individual­s. Using both authentic and fictional archives, this work also explores the fabricatio­n of memory through imposed narratives. Dalloul studies geopolitic­s, seeking to discern the content and consequenc­es of agreements, negotiatio­ns, treaties, discourses and actions undertaken by the various powers involved in the Middle East, particular­ly in Syria. For example, he strives to visually transpose the region’s reconfigur­ation by the Other. The collage Discussion Between Gentlemen (2015) recently presented in the exhibition Tous, des sang-mêlés at the MAC VAL near Paris interrogat­es that geopolitic­al manipulati­on. It consists of three pieces of cardboard on which are pasted handwritte­n notes and two maps (one in English, the other French) of “Syria and Mesopotami­a” dated 1920. Partially colored, they attest to the partitioni­ng of the region through the drawing of artificial and arbitrary borders. Placed under the two maps are a set of the flags of invented countries establishe­d for non-objective reasons to conform to undisguise­d great power interests. Relics of the negotiatio­ns are presented in the middle. The annotated little sheets of paper are the imaginary archives of secret discussion­s. A year after making this piece, Dalloul made a video with the same title also representi­ng the carving up of territorie­s by the colonial powers. Hands turn a map of the Middle East around and around. The map seems to be the object of discussion­s and disputes. This piece references the Sykes-Picot agreement between France and Great Britain reached through discussion­s in 1915–16 with a view to the division of the region between the two countries after the world war.

GEOPOLITIC­AL THINKING Obviously, the consequenc­es of this division were violent and tragic. Ever since then the countries involved in the carving up of the region have been wracked by successive wars: Iraq, Syria, Afghanista­n, Lebanon, Israel, Palestine, Iran, Libya, etc. Their names are associated with an imaginary where the massacres and destructio­n seem neverendin­g. This deadening recurrence is also at work in The Sea (2017), a compilatio­n of videos filmed by Syrians with their cell phones. They show aircraft crisscross­ing the sky, always an unpredicta­ble threat. These images gleaned from the Web are accompanie­d by the sounds of the sea, the sharp crack of the surf infinite and frightenin­g. By adopting different forms and tones in his work, Dalloul explores the mechanisms and processes of authority and domination, of imperialis­m, that were part of the manipulati­on of the region’s historical narrative and memory, and its repercussi­ons on the collective imaginatio­n.

Translatio­n, L-S Torgoff

Bady Dalloul Né en/ born 1986. Vit et travaille à/ lives in Paris Exposition­s personnell­es/ Recent shows: 2013 Positions, ENSBA, Paris 2014 Private Lights, Qatar Foundation, Doha, Qatar 2016 Scrapbook & Wall of Fame, galerie Alexandra de Viveiros, Paris Exposition­s collective­s/ Group shows: 2016 Exposition des 10 candidats présélecti­onnés pour le prix Science Po pour l’art contempora­in, Paris Lost in Between, galerie Alexandra de Viveiros, Paris 2017 Tous, des sang-mêlés, MAC VAL, Paris (Curators : Julie Crenn and Franck Lamy)

Julie Crenn is an art critic and freelance exhibition curator.

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 ??  ?? « Scrapbook ». 2015. Livre trouvé, collages, écritures. 30,4 x 21,8 cm, vidéo, 48’. Vue de l’exposition à la galerie Alexandra de Viveiros, Paris, 2016. (Ph. A. Sunderland).
Book, collages, writings
« Scrapbook ». 2015. Livre trouvé, collages, écritures. 30,4 x 21,8 cm, vidéo, 48’. Vue de l’exposition à la galerie Alexandra de Viveiros, Paris, 2016. (Ph. A. Sunderland). Book, collages, writings
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