RELIRE BATAILLE
Toute ma vie, j’ai relu Bataille. Avec de longues périodes où je le reléguais au purgatoire, où je le rejetais, où je l’oubliais. Des effets de la première rencontre, je n’ai pas de souvenirs bien nets. Il me faut réfléchir pour savoir pourquoi elle fut à ce point décisive. J’avais vingt ans, Bataille était mort depuis peu, un homme me fit cadeau de Madame Edwarda (1945). C’était un petit livre avec une couverture verte un peu pelucheuse, portant en rose le titre et au dos, en rose aussi, les mots « Divinus Deus ». Il était protégé par une sorte d’étui transparent qui en soulignait le caractère précieux. Il n’y avait pas de nom d’auteur ni d’éditeur. On eût dit qu’il avait été publié sous le manteau. Dans le texte, Madame Edwarda porte un manteau sous lequel elle est nue. Tout de suite, j’ai su que c’était un livre sacré. Je le gardai pieusement et je l’ai toujours. Madame Edwarda était Dieu, son sexe sous le manteau était le trou sans fond de l’agonie de Dieu. Il me semble que ce livre m’inspira alors plus de respect et d’effroi que d’émoi érotique, mais cette lecture fit sans doute à cet égard son chemin. Elle fut rejointe peu de temps après par celle de l’Expérience intérieure (1943 et 1954) qui fut, quant à elle, quasi destinale. Je ne devais plus quitter les mondes qu’elle m’ouvrait. Elle me fit découvrir les mystiques qui, depuis lors, m’accompagnèrent et que je lus sans jamais lâcher la corde « athéologique ». J’étais de plain-pied avec ce paradoxe d’une mystique sans Dieu, qui était au fondement de ce livre. J’y suis restée fidèle.
L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE
Pourtant, quel livre étrange ! Compliqué, ressassant, « obscur, guindé et surchargé », comme le dit luimême l’auteur, d’une composition alambiquée : « Avant-propos », « Ébauche d’une introduction », « Antécédent », « Post-scriptum », rassemblant des fragments écrits sur une vingtaine d’années, entre 1933 et 1953, en partie autobiographiques, en partie philosophiques. Mais unique en son genre, unissant tous les genres. Un livre libre de toutes les allégeances, libérant du carcan philosophique où me confinaient mes études. Et mettant au centre la question de fond qui m’avait à l’origine conduite à ces études, qui ne cessaient pourtant de s’en écarter : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » La question métaphysique par excellence selon Leibniz, que j’aurais pour ma part reformulée : « Pourquoi suis-je, plutôt que pas ? » Cette question-là, qui ouvre pour chacun un abîme, est au coeur de l'Ex
périence intérieure. « Cette improbabilité infinie d’où je viens est au-dessous de moi comme un vide : ma présence, au-dessus de ce vide, est comme l’exercice d’un fragile pouvoir, comme si ce vide exigeait le défi que je lui porte moi, moi c’est-à-dire l’improbabilité infinie, douloureuse, d’un être irremplaçable que je suis. » « Abîme et dépressions sont un même vide, dit-il plus loin, l’inanité de l’être que nous sommes. » L’expérience intérieure n’est autre que l’expérience de ce vide abyssal, « irrespirable ». Cela me parlait, je le connaissais, l’avais côtoyé plus souvent qu’à mon tour. Je ne connaissais pas encore son renversement extatique. Je le connus peu d’années après et ne saurai jamais ce que cette expérience dut à la lecture de Bataille, qui était devenue comme ma chair et mon sang.
Aujourd’hui, je m’interroge, l’Expérience intérieure – le livre – est-il la quête des clés de ce renversement, ou bien cherche-t-il à creuser toujours plus l’abîme ? À faire face à ce vide sans éluder, à approfondir l’horreur de la contingence, à ne pas quitter des yeux la mort qui l’avère. « J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. » Il s’agit de se tenir face à l’impossible, c’est l’analogue, dit-il, d’un supplice. L’extase survient quand l’expérience est poussée à bout. Au bout du possible surgit « la révélation extatique de l’impossible ».
L'EXTASE
Mais peut-on viser l’extase ? La rechercher, ne serait-ce pas vouloir éluder encore ? N’est-ce pas être encore en quête de salut, ce salut que rejette Bataille comme un mensonge, un faux-fuyant ? L’extase ne serait-elle pas l’écran dernier qui s’interpose entre nous et l’horreur d’exister ? Bataille ne tranche pas la question, tout en n’éludant pas la contradiction. Les méthodes de méditation, les exercices spirituels qu’il propose sur le modèle des mystiques ou des yogis, que visent-ils, si ce n’est pas la révélation ou l’union avec un Dieu (celui-ci ayant vidé la place) ? Les mystiques, notons-le, ne recherchaient pas l’extase, ils voulaient se perdre en Dieu, l’extase venait par surcroît et les plus grands, saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse, la considéraient comme un obstacle et, pour tout dire, comme sans valeur en elle-même, superfétatoire.
Bataille, quant à lui, reste dans l’ambiguïté. Sans doute ne renonçait-il pas à « tourner l’angoisse en délice », pas assez ascétique pour cela. Aussi ses « extases », celles qu’il décrit comme siennes, ontelles quelque chose de suspect. Elles m’ont toujours semblé faibles pour des extases, se poussant du col, si j’ose dire, un peu forcées. Ainsi de celle qu’il dit avoir connu à l’angle de la rue de Rennes et de
la rue du Four, où il fut pris d’un fou rire à la soudaine aperception du vide de sens des choses. Quoi de plus commun? me disais-je. Pas de quoi en faire un plat. Il m’arrivait souvent, après l’avoir porté au pinacle, de le destituer d’un coup.
Le grand tournant de cette destitution se fit, je crois, lors d’une de mes relectures, qui suivit celle de la biographie de Bataille par Surya, la
Mort à l’oeuvre (1992). L’horreur vécue à l’origine de cette oeuvre m’apparut et je ne vis bientôt plus qu’elle dans ce que je lisais de lui. Comme l’image dans le tapis ou la lettre volée, jamais aussi bien cachée qu’en se montrant à ciel ouvert. Elle s’expose en clair dans le Coupable, contemporain de l’Expé
rience intérieure. On peut aussi la lire après-coup dans ces « exercices spirituels » qu’il préconise à l’instar d’Ignace de Loyola.
L'AGONIE DIVINE
Comme chez ce dernier, l’agonie divine est l’objet central de la méditation. Mais, au-delà du Christ sur la croix, se profile ici la mort de Dieu, au sens de Nietzsche ou de Dostoïevski. L’athéisme de Bataille entend les confondre : « Le christianisme, dit-il, est absence de salut, désespoir de Dieu. » Ce désespoir est le véritable objet de la méditation bataillenne, qui se veut « supplication ». Il s’agit de « rester immobile, debout dans une obscurité solitaire, dans une attitude sans geste de suppliant : supplication, mais sans geste et surtout sans espoir. Perdu et suppliant, aveugle, à demi-mort ».
« Aveugle », le mot est dit, omniprésent sous la plume de Bataille. Ce Dieu qui agonise sans fin dans une « solitude épuisante », sous un ciel vide, est aveugle, comme l’était le père de Bataille, qui mourut sans secours dans Reims sous les bombes, abandonné par sa femme et son fils lors de l’évacuation de la ville en 1914. L’exercice spirituel ultime consiste à se tenir en face de cette hor-
reur, à soutenir l’insoutenable, la faute inexpiable de l’abandon de ce père, « l’aveugle, le paralytique, le fou, criant et gigotant de douleur, cloué dans un fauteuil crevé » par le tabès. La divinisation de cette « épave humaine », la volonté de tourner en extase l’angoisse de sa déréliction répondait-elle à un espoir de rédemption ? « Fiasco, défaillance, désespoir, à mes yeux sont lumière, mise à nu, gloire. » Le récit complet de cet abandon se trouve dans les carnets contemporains de l'Expérience in
térieure et du Coupable, et en marge du Petit (1934). Bataille écrivit ces textes pendant la Seconde Guerre, peu de temps après la mort de Laure, sa compagne. Le visage de Laure à l’agonie avait, ditil, une obscure ressemblance avec son père : « un visage d’OEdipe vide et à demi dément ». Fuyant « moralement » cette agonie dans l’alcool, il est ramené, à sa fuite de Reims, avec sa mère. « J’aurais voulu revenir ; ma mère devint folle justement pour cela. Au printemps, elle guérit, mais elle refusa encore de revenir, elle ne voulut pas non plus que je la quitte et j’attendis. Mon père mourut en novembre 1915. Mon père mort, ma mère accepta d’aller l’enterrer. » Il est clair que s’il y eut lâcheté, ici, ce ne fut pas devant les bombes mais devant le désir de la mère. Après la guerre, Bataille voulut entrer dans les ordres et devint séminariste. C’était, dit-il plus tard, une manière d’éluder.
Son oeuvre ne cesse de faire retour à cet abandon. Il voulut le faire sien à travers toutes les formes de perdition qu’il mit en jeu, dans la débauche comme dans l’expérience extatique. Il alla jusqu’à la souhaiter à l’horizon de sa propre vie : « Quelquefois j’imagine que je mourrai abandonné ou même que je resterai seul vivant et sans force. Pourquoi éviterais-je le sort de mon père ? » Vivre à « hauteur d’impossible », c’était accompagner ce père en esprit au plus profond de la déréliction. « Il n’est d’absolu que ce désespoir, cet égarement définitif auquel – je le sais bien – je suis abandonné. » Ces ténèbres auxquelles il se voua n’excluaient pas la joie et une sombre lumière. La ténèbre plus que lumineuse, telle était le nom de Dieu chez les mystiques. Il eut le courage de toujours se tenir au plus près des bords de l’abîme. « Je suis demeuré fidèle à la mort (comme une amoureuse). »