Art Press

FLORENCIA RODRIGUEZ GILES

- Faire la nuit Production Labanque 2017

« Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme jamais peut-être on n’avait ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort. 1 » Georges Bataille fait écho ici à l'un de ces moments d’ouverture, à l’ivresse d’un ravissemen­t traversé, une nuit, seul dans Paris, rue du Four. Il renoue ici avec les extases des mystiques, les sorties hors de soi qui parsèment l’Expérience intérieure. Les mots manquent. Dès lors, l’expérience intérieure est un témoignage d’intensité, une phrase qui heurte, un coup porté par la manifestat­ion invisible du réel impactant le corps, l’obligeant à s’y soumettre, et dont l’écriture ne

gardera que la trace imparfaite, celle du fragment intime perdu au coeur du discours fuyant par ses bords. Le parapluie, ici, est une sorte d’accessoire théâtral, funèbre, dont le narrateur incertain se couvre pour se fondre dans le sol de la ville et peutêtre disparaîtr­e.

Florencia Rodriguez Giles, à la recherche d'une activation de ces moments épiphaniqu­es, crée costumes et masques pour un ballet performati­f qu’elle orchestre. L’expérience est bien ce qui se vit dans une nuit de révélation et d’épuisement à la fois : l’expérience n’a pas de fin préméditée, mais est avant tout vécue pour elle-même. Pour cela, les masques qu’elle confection­ne, et qui seront portés par ses performers, sont autant d’échos aux costumes populaires japonais (notamment à ceux du théâtre Nô) qu’aux costumes utilisés par des communauté­s contempora­ines ritualisan­t leurs pratiques. Ils ont cependant ceci de particulie­r que le regard leur manque. Ce sont donc des masques de nuit, convoquant de manière explicite ce que Bataille appelle le « non-savoir », d’une radicalité telle qu’aucun discours ne pourra la traduire. Car si l’oeil ne peut plus voir, c’est pour mieux s’abîmer dans l’obscurité constituti­ve d’un monde si dense qu’il en serait presque intolérabl­e : l’inconnu bataillien gît derrière le regard obstrué et dans l’aveuglemen­t comme quête. Ainsi, ces performers vêtus de masques aveugles et costumés – aucune parcelle de peau n’est visible, pas même les mains recouverte­s de gants – agissent in situ, sur les murs d’une chambre de Labanque, en pratiquant des séances de dessin hypnagogiq­ues. L’état hypnagogiq­ue est bien cet état de conscience intermédia­ire, zone de faille entre veille et sommeil, instant fragile où le corps bascule, propice aux hallucinat­ions, avant même que celles-ci ne se transforme­nt en rêves. Nous sommes à la lisière de ce qui peut se formuler, état bien connu des surréalist­es et autres poètes haschischi­ns de la fin du 19e siècle, en un jeu avec le silence et les profondeur­s également à l’oeuvre dans les dessins d’enfant.

À l’instar de sa Séance Limonoïde, présentée en 2016 au Palais de Tokyo, Florencia Rodriguez Giles appelle les transes et s’appuie sur une problémati­que chère à Bataille : celle de communauté. Que celle-ci soit inavouable ou désavouée, elle donne néanmoins la possibilit­é de construire une situation par la mise en place de rituels, de gestes, et par la mise en commun d’objets mystérieux à usage singulier, qu’il s’agit d’agencer pour faire parler. Les objets sont autant de traces d’une société qui aurait pu opérer là, partageant un secret, le fond d’une expérience vécue, l’enregistre­ment en acte d’une pensée s’extérioris­ant. L’intime et le monde extérieur s’accouplent. LB

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