CHANTAL AKERMAN
En 1972, année de réalisation du petit chef-d’oeuvre que constitue la Cham
bre, Chantal Akerman a vingt-deux ans. Quatre années ont passé depuis le coup d’éclat de Saute ma ville. La jeune femme a déménagé à New York où elle s’initie, entre autres, au cinéma expérimental de Michael Snow. La découverte de la Région centrale (1971), en compagnie de la chef-opératrice Babette Mangolte, aura une influence particulièrement décisive. Après Wa
velength (1967) et son long zoom avant dans un appartement, Snow poursuit l’exploration du mouvement de la caméra, qu’il cherche à révéler « en tant qu’entité expressive isolée ». D’une durée de plus de trois heures, la
Région centrale est vide de toute présence humaine ; le film a été tourné dans un paysage désertique du Nord du Québec en utilisant un appareillage complexe, permettant d’obtenir « un déplacement à vitesse variable de la caméra qui décrit tous les points d’une sphère ». Avec, parmi les effets souhaités de cette suite vertigineuse de mouvements en plans-séquences, celui de créer l’illusion d’un « oeil sans corps1 ».
L’idée naît de faire un film « à la Michael Snow », à partir d’un mouvement continu de la caméra dans un espace unique : la petite chambre occupée par Akerman à Soho. Mangolte calcule que trois tours panoramiques en temps réel de la pièce peuvent être enregistrés sur un chargeur de film. Présente à l’image, Akerman est au lit. Sa position change entre chaque passage caméra : d’abord assise, le regard soutenant l’objectif, elle apparaît ensuite couchée, puis occupée à manger une pomme. Ces attitudes du « corps quotidien2 » prises dans leur intimité anticipent les postures de l’héroïne cloîtrée et désoeuvrée de Je
tu il elle ainsi que la partition réglée des tâches domestiques de Jeanne Dielman (tous deux réalisés trois ans plus tard, en 1975). La non-synchronisation du mouvement à vitesse constante de la caméra avec les gestes de la jeune femme concourent à l’impression de voyeurisme qui se dégage de l’expérience filmique. Mangolte parlera rétrospectivement de « métaphore sur le pouvoir sensuel de ce qui est caché3 ». Nous voilà au sein même du « monde étroitement réel d’une chambre4 », ce monde que la communauté formée par les amants porte à une intensité à nulle autre pareille chez Georges Bataille.
On se souvient de la Lettre d’une cinéaste (1984) pleine d’esprit livrée par Akerman ainsi que de la formule selon laquelle la réalisation d’un film débute par l’action de quitter son lit, puis d’enchaîner les préparatifs les plus routiniers, tels que s’habiller, manger, etc. La récurrence des scènes d’intérieur tout comme de la sensation de claustration dans ses films, a laissé transparaître de manière symptomatique que, au-delà de savoir habiter un lieu, il s’agit toujours, et de manière essentielle, de comprendre comment habiter le monde. L’ensemble de son oeuvre porte ainsi la marque de la recherche introspective, avec, pour pendant, le questionnement sans relâche des possibilités de partage d’une expérience infiniment intime à travers les moyens offerts par la création. MC