CÉRÉMONIE DU PORTRAIT
L’espace est voulu pour qu’on puisse y être seul, s’y enfermer. Les tableaux pourront être déplacés selon le désir de celui qui entre, voit, s’émeut de voir. Je dispose de mon cabinet secret. Je décide de la place de ces portraits qui font des signes : sourires, masques, bouquets. Parmi les oeuvres rassemblées ici, plusieurs font part de la vie de leur auteur. Par la peinture (Oda Jaune, Markus Schinwald) et la photographie (Pierre Molinier, Zorro, Eugene Von Bruenchenhein), l’auto-érotisme de l’autre devient le mien.
Il n’y a pas d’expérience intérieure, il n’y a que des appels à l’inconnu. Si l’espace clos du cabinet évoque la solitude et le secret, il ouvre aussi la voie à la démesure des corps et lance une adresse. Mais le regard (de l’autre) ne prendra pas en charge la totalité de cette recherche. Il faudra la répéter, recommencer le portrait de mon acte sexuel pour toi qui me regarde faire. Mon acte sexuel avec toi reste caché et offert aux regards qui passent. Ils ne sauront pas, ces jambes, ce sourire, à qui ils appartiennent. Ils deviendront les miens, puis les leurs, je leur confie.
DÉFAUT D’IMAGES
Les multiples versants de l’expérience intérieure qui se déploient dans le Petit, l’Expérience inté
rieure, le Coupable et Madame Edwarda correspondent à une période solitaire de la vie de Georges Bataille. On pourrait considérer ces écrits sous l’angle de l’autoportrait. Bataille s’expose alors à un désespoir qu’il ne justifie pas. Sa biographie en donne des motifs : la guerre, la maladie, la mort de Laure. Mais ils ne suffisent pas à expliquer la nécessité de communiquer sa pensée déchirée (et déchirante). Avant tout il s’observe, souffrant. Sa douleur est celle de l’homme qui s’est rendu souverain en se séparant de Dieu. Nietzsche l’accompagne sur cette voie, ainsi que le lecteur à qui il adresse ces paroles, visions, récits d’extase interrompus. Je le lis et l’imagine braqué sur cette angoisse à laquelle il donne plusieurs noms : supplice, sacrifice, érotisme. Au paradoxe d’une scène, qu’il dresse pour un autre dont il célèbre l’absence, s’associe le souhait de ne pas s’en remettre au réconfort des mots. La poésie, qui n’est qu’un « ravage réparateur1 », doit être proscrite. Il faut trouver des mots qui mettent fin au langage et touchent le mort au vif, en tremblant. Pourtant il use des mots, et des images viennent à sa rencontre. Ainsi celle du supplicié chinois qui n’a cessé de le poursuivre depuis son analyse avec Adrien Borel. Bataille la convoque, me convoque auprès d’elle dans l’intimité folle de l’accord qui les lie. Le point d’extase, c’est lui – et c’est aussitôt le lecteur, témoin de cette rencontre qui réalise la fusion, la destruction du regard dans une image qui brûle. Les images fusent et ne tiennent pas. Elles sont appelées pour ruiner la pensée. L’Expérience intérieure est marquée par le défaut d’images – à la fois sous la forme de la fusion du sujet et de l’objet où aboutit l’extase, et sous la forme de l’autoportrait sacrificiel, la nécessité de se jeter hors de soi. Lorsque Bataille évoque ce besoin à partir de la mutilation sacrificielle de Vincent Van Gogh, il précise que le mécanisme peut, dans certains cas, « n’avoir d’autre terme que la mort2 ». Si les images manquent à relayer des figurations de soi, à exprimer l’inquiétude de la ressemblance, elles poursuivent, dans leur absence, le geste engagé dès Documents: la déroute de l’anthropomorphisme. Il faut maintenant imaginer ce geste transformé en pratique spéculative de l’autoportrait, exposé à l’angoisse et à l’inachèvement. Il ne s’agit pas de se trouver, de se reconnaître, mais de s’exposer à l’image d’une « perte de soi dramatique ». La philosophie et la mystique sont les moyens que choisit Bataille, après avoir remis aux montages exubérants, à la matière concrète et à l’anthropologie de Documents l’expérience d’une défaite de soi, de toute suffisance acquise par l’image.
PORTRAITS
Angoisse et joie se mélangent dans la cérémonie du portrait. Au visage amusé de Zorro se mêle une tension que l’on perçoit dans la main qui déclenche l’appareil ; à la beauté de la femme d’Eugene Von Bruenchenhein, le papier peint kitsch et les fleurs séchées ; à la douceur de l’aquarelle, l’incarnation brute des organes touchés-enfoncés d’Oda Jaune. Le symptôme est une façon de parler de ces images et du besoin qu’elles manifestent (à condition que le symptôme n’en soit pas la clôture). Elles ont toutes ce côté fétichiste (cette dramaturgie), mais elles penchent aussi vers une autre histoire. Elles réalisent, jusque dans la tension qui les traverse, une forme humaine autonome, la possibilité d’être quelqu’un d’autre, ou de regarder au-dedans de soi. Une vérité humaine renversée (une érotique) se manifeste dans la poignée de main et de pied que photographie Jacques-André Boiffard ; une autre dans l’image des jambes par-dessus tête de Pierre Molinier (ce sont elles, le sujet) ; et précisément le rapport concret du visage aux mains qui le touchent, au point de le faire disparaître, dans l’aquarelle d’Oda Jaune. Le trait systématique de la mise en scène de ces portraits, leur sérialité n’est obsédante qu’à hauteur du regard attendu, du désir dévorant. Ce désir, l’image y répond, reportant sa question hors d’elle-même, vers qui la voit et à travers qui je m’observe. Alors la fixité apparente du dispositif est relayée par le plaisir pris en secret, à l’écart d’une époque et parfois sans témoin. Zorro n’a pas signé ses photographies, elles étaient destinées à lui seul, et trouvent maintenant une seconde vie.
À plusieurs reprises, Bataille écrit « je me représente ». Mais l’expérience intérieure n’est pas la scène de l’intimité. Ce qui en fait une expérience intérieure vient de la place qui est attribuée à celui qui lit comme à celui qui regarde ces portraits, ces expérimentations photographiques : c’est de lui que l’autoportrait tire sa nécessité, son érotique. Ça n’est plus Dieu qui regarde, ce n’est personne et c’est n’importe qui – c’est la mort, sous toutes ses formes, qui le remplace. Bataille aime jouir du pouvoir qu’elle exerce sur lui. Si tout portrait a son référent absent, son dieu retiré, cette vérité prend avec lui le tour explicite d’un transfert sur une fille qui enlève sa robe : la fille est morte, mourante comme lui-même se considère et comme il l’aime (renversée les yeux révulsés) ; il ne reste d’elle que la pensée. Bataille, l’homme qui met à mort, tour à tour, la pensée et la femme qu’il soulève, corps autodétruit dans l’image invisible d’un grand amour, d’une grande folle qui vient de l’avenir, comme les mirages de femmes des films de Werner Schroeter (où l’amour arrive toujours au loin avec le visage de la mort). Dans l’amour, la mort me vient travestie.
Bataille et Molinier ont en commun d’avoir joui sur le corps d’une femme morte. Le premier de sa mère, le second de sa soeur, dont il a vénéré les jambes. Si la nécrophilie n’est pas l’essentiel de leur rapport respectif à l’image, elle donne
un éclairage supplémentaire à l’auto-érotisme du portrait (à sa nature morte). Autrement dit : à l’absence à laquelle Bataille renvoie toutes les images de l’expérience intérieure répondent les portraits d’amour d’un cabinet secret. On retrouve sur ceux-ci les traces d’un être sur un autre corps qui aurait emprunté ses habits à la morte. C’est le jeu de l’image et de sa mise en scène que de réanimer ce qui est inerte et de donner du sexe à des jambes idéales (retrouvées, disparues). Dans le portrait (d’Eugene Von Bruenchenhein, de Markus Schinwald) se réalise cet accord sexuel entre le corps aimé et le corps marqué par la cruauté – en quelque sorte pour soi comme un autre. Célébration d’un sourire à la fois épanoui et contraint dans lequel l’homme se mire, m’invitant à regarder sa femme, à l’aimer, comme lui, jusqu’à la mort.
ART MAGIQUE
« J’admire maintenant, en toute connaissance de cause, ce que vous faites et vous souhaite chaleureusement de vivre comme il vous plaît. 3 » La réaction d’André Breton aux oeuvres de Pierre Molinier pourrait valoir pour celles de ses complices, Zorro, Eugene Von Bruenchenhein : leurs montages photographiques sont inséparables de leur façon de vivre et d’aimer. L’appareillage amoureux (les attraits, les appâts) et sa représentation sont symétriques : il faut au portrait la saveur sexuelle directe (utiliser les matières sexuelles) ; il faut au sexe la réflexion d’un miroir comme attente d’un autre regard. L’acte est nécessaire (appartient, si l’on veut, au genre vernaculaire, au sexe quotidien), et réalise la femme idéale par substitution. Oda Jaune, dans le sillon d’Hans Bellmer, nimbe également ses visages d’organes d’une aura qui les vise et les éclaire, les possède, corps combinés portés par le désir de « renaître sur elle de la femme que j’étais invisiblement4 ». Il n’y a pas d’objets partiels, il n’y a que des fragments tombés de l’autre qui me les donne, que je prends comme s’ils étaient les miens. Cette transaction, on peut la décrire dans les termes de la psychanalyse : perversion, auto-érotisme. On peut l’envisager plus gaiement avec le vocabulaire du surréalisme : art magique.
Quand Bataille répond à l’enquête de Breton sur cette notion, qui les rapproche à nouveau pour une dernière discussion, il dit combien il se reconnaît dans la volonté que l’art soit détaché de l’utilité et affirme la négation du monde réel, mais il émet une réserve qui renvoie directement à l’expérience intérieure : « Je crains toutefois de votre part une hésitation s’il s’agit de dire ce qui est dans le fond de la négation, qui n’est rien (qui n’est que l’extase sans objet). »