Jenni Fagan survivre par moins 50
Jenni Fagan Les Buveurs de lumière Traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller Métailié, 304 p., 20 euros Le second roman de l’Écossaise Jenni Fagan imagine un nouvel âge glaciaire et brosse le portrait d’habitants peu ordinaires de Clachan Fells.
Si la littérature est un art du crescendo, Jenni Fagan vient d’écrire un roman à l’amplitude thermique exceptionnelle. Il suffit d’observer la courbe : novembre 2020, -6° ; 8 décembre 2020,-19° ; 31 janvier 2021,-38°, 19 mars 2021, -56°. En une année et demie et trente-neuf chapitres, la perte s’élève à cinquante degrés. À partir de là, on peut imaginer aisément les frissons du lecteur et le grog bienvenu une fois les trois cents pages terminées. Un grog ou plutôt un gin tonic, l’alcool favori des Buveurs de lumière. En un mot, la situation est simple et désespérée. Au lieu de ralentir par tous les moyens son processus de disparition, la planète malade semble avoir décidé de sauter dans le train de l’enfer et de fermer les yeux en criant dans les virages, comme le font les enfants à la fête foraine. Ainsi, dans le roman d’anticipation de Jenni Fagan, la glaciation du monde n’a pas lieu dans cinquante ou trente ans, mais dans trois ans. Imaginons cette réalité en 2020 à Clachan Fells. Tout d’abord, un petit point géographique. Clachan se situe au nord de l’Écosse, à l’ouest de Glasgow et à l’est d’Islay et de Port Ellen. Pour les passionnés de la précision et des atlas, Clachan se trouve sur la route A83 qui rejoint Ronachan à Whitehouse. Un endroit perdu dans les landes, à michemin de la mer et des montagnes. Un rêve de cascades au milieu des fermes, loin des villes étourdissantes. Vu sous cet angle, le paysage paraît tempétueux. Si la littérature est un art de la perturbation, Jenni Fagan vient de camper plusieurs personnages qui n’avaient rien pour se rencontrer. Les hasards et l’imprévu des climats transforment Clachan Fells en chambre d’écho à ciel ouvert où des marginaux attachants se retrouvent pour combattre l’apocalypse de glace, le déluge de neige qui s’abat sur eux. Face à un taxidermiste détestable et à un couple possédé par Satan, on découvre Dylan et Constance, l’un viré de Babylon, son cinéma underground de Londres, l’autre exilée dans sa caravane avec sa fille Stella et reine de la débrouille. Ces deux-là ont-ils quelque chose à partager ? Peut-être bien. En tout cas, ils apprivoisent la montagne et tentent d’éviter les ennuis qui commencent sérieusement à s’accumuler au-dessus de leurs têtes. À plusieurs reprises, le roman informe le lecteur du durcissement climatique et de ses conséquences durables sur le paysage et les hommes. Ainsi n’hésite-t-on pas, dans la contrée de Clachan Fells, à employer des moyens de communication compréhensibles par tous : « De grands graphiques ont été accrochés dans le gymnase pour montrer exactement ce qui arrivait au système climatique, il y a des panneaux expliquant comment avoir chaud, éviter les engelures, tenir au frais et traiter l’eau obtenue à partir de la neige, creuser un trou pour sortir d’une congère. L’un d’eux montre un homme en train de dégager le pot d’échappement de sa voiture pour pouvoir laisser le moteur tourner même pris dans une congère ; l’image suivante montre ce qui se passe s’il ne creuse pas de trou pour laisser sortir les gaz d’échappement : lui et son petit garçon endormis sur le siège avant sont empoisonnés par les vapeurs d’essence. » En dépit du caractère particulièrement dangereux de cette nouvelle vie écossaise et polaire, les habitants ne se laissent pas abattre. C’est un peuple de feu, de vie, de mouvement et d’aurores boréales. VIVIENNE L’ANARCHISTE Si la littérature est un art de l’émotion, Jenni Fagan vient de dessiner un portrait de femme, à la fois bref et magnifique. Un portrait de mère, qui plus est. Les écrivains sont souvent mélos dans ce genre d’exercice. Le coeur serré, les larmes retenues, etc., toujours la même ritournelle qui finit par tomber à côté de la plaque. Ici, Vivienne, la mère de Dylan, est l’exact contraire d’une Anglaise bon teint et d’une figure exemplaire. Alcoolique et cinglée, fumant cigarette sur cigarette, ayant pris de l’ecstasy pour la première fois à l’âge de 67 ans, affublée de bottines pointues et de grosses lunettes de soleil, telle est Vivienne la vagabonde, l’anarchiste. Alors qu’elle est morte et ses cendres dans une boîte, son fils Dylan met la main sur un carnet qu’elle avait laissé dans le tiroir de sa table de nuit et tourne les pages de ce fragment surgi du passé. Le papier fin est abîmé, l’encre délavée. Glissées à l’intérieur, il y a des photos, des coupures de presse de la Soho Gazette, avec la mention « Babylon, cinéma d’art et d’essai, 17 mars 1953 ». Un carnet dans lequel Vivienne dessinait lorsqu’elle avait le temps. Au gré des circonstances et des époques, le carnet pourrait s’apparenter à un banal reflet du temps. Mais la mère écrit à son fils et voici ce qu’elle lui dit, par-delà vie et mort : « Je n’ai aucune perle de sagesse à t’offrir, désolée, juste une recette de soupe au mouton typiquement écossaise et quelques dessins passables (au mieux). Je voulais simplement te dire que tenir ta main quand tu étais petit, regarder le Magicien d’Oz sur le grand écran en pyjama, manger nos sandwichs au fromage assis sur les marches ou traîner avec Gunn en buvant du gin, ça a été les meilleurs instants de ma vie. J’aurais pu parcourir le monde et rien ne les aurait surpassés. Je suis désolée de ne pas t’avoir appris à laisser entrer le monde dans ta vie (à part dans les films), mais je n’ai jamais compris comment le faire moi-même. »
Jean-Philippe Rossignol