Parfois, un essai vient à point nommé pour nous rappeler, outre ses qualités intrinsèques, l’intelligence originelle de la collection dans laquelle il prend place. Il y a dix ans, Dominique Païni et Guy Jungblut conçurent chez Yellow Now la série « Côté cinéma/Motifs » qui, pour reprendre les propos liminaires, a pour « modeste ambition de s’attacher à constituer une iconologie, un inventaire des éléments divers qui semblent n’être que banal contexte, environnement ordinaire » dans le but de faire sens. Ombre et lumière ouvrirent la collection, suivies par les fragments d’une poétique météorologique (pluie, nuages, neige, vent), tout comme par les signes d’une construction/déconstruction de la modernité (ruine/téléphone). Le cinéphile ou le simple amateur de cinéma se voient proposés des parcours d’une rare liberté où de secrètes rimes peuvent surgir au détour d’une rencontre entre deux oeuvres a priori étrangères l’une à l’autre. Le motif devient force magnétique et révélateur de l’essence du langage cinématographique comme le suppose l’intitulé générique « l’at- trait de » : il ne s’agit donc pas d’explorer un simple thème mais de sommer un signe de nous dire tout ce qu’il sait sur l’essence même du cinématographe. Accueilli par une illustration de John Tenniel pour De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, le lecteur accomplit, dans l’instructif avant-propos, un petit voyage dans l’histoire du reflet où Sade et Carroll ouvrent la voie au « grand ordonnateur en matière de catoptrique » qu’est Jean Cocteau. La plongée dans le miroir liquide du Sang d’un poète signifie visuellement le chemin qu’empruntera l’essai. La structure de l’Attrait des miroirs s’avère d’une clarté cristalline, définissant d’abord les différentes fonctions du miroir avant d’en saisir le pouvoir fictionnel idéalement initié par Vertigo d’Alfred Hitchcock, les possibles vertigineux de la perspective spéculaire (avec un très beau lien tissé entre l’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais et India Song de Marguerite Duras) et enfin, comme un triptyque existentiel, l’enchaînement entre « entrée chez les morts », « porte du désir » et « retour sur soi ». Insistons sur le fait que, comme toujours dans la collection, ce volume représente un idéal de rencontre entre texte et illustration qui obéit à une logique séquentielle : de deux à quatre photogrammes en pleine page saisissent avec précision ce moment de bascule où le miroir ouvre ses possibles infinis. L’auteur convoque des épiphanies spéculaires de cinéma qui invitent à s’interroger sur la matière même de ces surfaces réflexives (Jean Marais s’apprêtant à traverser la surface du miroir dans Orphée de Cocteau, Fred scrutant son propre visage avant de s’engager dans l’ombre impénétrable du couloir dans Lost Highway de David Lynch...) comme sur leur puissance dramaturgique (les reflets brisés de Lady from Shanghai d’Orson Welles, l’apparition différée, via un reflet, dans Madame de de Max Ophuls, la surface désirante du miroir dans Morocco de Josef von Sternberg...). La regrettée Chantal Akerman clôt l’ouvrage par une réflexion sur des scènes clés de Saute ma ville et de Hôtel Monterey, entre « lassitude baroque d’une Duras et hésitations burlesques d’un Keaton ». Une pensée forte de cinéma surgit de cette lecture inédite du miroir qui n’est pas simple prétexte à la constitution d’une cinémathèque imaginaire mais bien « opérateur de comparaison esthétique » dans la mesure où « tout film en reflète d’autres à l’infini ».
J-JM