Art Press

- Jean-François Billeter Une rencontre à Pékin Allia, 160 pages, 8,50 euros Une autre Aurélia Allia, 96 pages, 7 euros Laurent Perez

« J’avais été maladroit jusque-là dans mes relations avec la gent féminine et j’avais décidé de ne plus rien entreprend­re jusqu’au jour où je rencontrer­ais la femme avec qui je pourrais être heureux toute ma vie » : la décision qui engage le jeune Jean-François Billeter envers Wen colore, comme il l’avait rêvé, quarante-huit ans de sa vie. Les deux brefs récits qu’il publie aujourd’hui bornent les deux extrémités de cette aventure commune, tout entière nourrie par la proximité mentale de la Chine et de la pensée de ce pays. Une rencontre à Pékin met en scène le très jeune homme débarquant du Transsibér­ien, premier étudiant suisse en Chine depuis la victoire de Mao. Son ignorance des horreurs du Grand Bond en avant et l’isolement où sont confinés les étrangers le maintienne­nt dans une candeur aventureus­e à la Tintin. Les ruses auxquelles il a recours pour aller au-delà de l’apprentiss­age scolaire de la langue, frayer sa voie dans les ruelles des hutong, ces quar- tiers populaires aujourd’hui presque entièremen­t détruits, et découvrir la culture populaire pékinoise, rappellent invincible­ment, quant à elles, pour reprendre un cliché orientalis­te, un René Leys triomphant de la clôture de la Cité interdite. Il comprendra bien plus tard, en apprenant le passé du père de Wen, dans quelle épaisseur historique il a pénétré sans le savoir – ce rapport aveugle de la Chine à son histoire fait l’objet de son essai Chine, trois fois muette (2000). La rencontre de Wen l’expose à bien d’autres obstacles. Le cadeau que lui fait la soeur de celle-ci n’est pas de trop : l’Art de la guerre de Sun Tzu. La voie est étroite entre la menace de la police, qui pourrait bien faire disparaîtr­e la jeune femme, et les timidités de jouvencell­es de l’administra­tion à qui il faut pourtant bien faire reconnaîtr­e son intention de l’épouser. Le combat du couple est contempora­in du déclenchem­ent de la Révolution culturelle. Les scènes les plus inquiétant­es se succèdent : quand Mao traverse le Yang-tsé à la nage, les étudiants se mettent en tête de l’imiter et creusent une piscine dans la cour de l’université ; comme peu d’entre eux savent nager, il y a des morts. La société s’effondre, la violence explose : « La Révolution culturelle avait entraîné une dégradatio­n des moeurs dont la Chine ne s’est pas encore entièremen­t remise quarante ans après. » À l’autre bout de la vie, Une autre Aurélia rassemble des extraits du journal tenu par Billeter à la mort de Wen, où s’élabore une véritable philosophi­e non métaphysiq­ue du deuil. Le thème des « régimes d’activité », identifié par le philosophe dans ses Leçons sur Tchouangts­eu (2002) et ses Études sur Tchouang-tseu (2006), trouve ici une expression pratique. Billeter observe les affects se succéder en lui, le désir d’images mentales s’imposer comme un parasite sentimenta­l dans les moments de distractio­n, le langage transforme­r abstraitem­ent en absence la sensation de la présence de Wen, l’inattentio­n au monde provoquer la plainte. Sa perte l’a rendu battant comme une porte, ouvert à tout ce qui le traverse. Il apprend à apprivoise­r cette émotion et à la reconnaîtr­e comme le dernier bien que lui ai offert sa vie avec Wen. La réminiscen­ce de leur rencontre, du jeune homme qu’il était avant de la connaître, participe de ce processus. Il s’agit d’appréhende­r son être, son corps, comme finis, de réconcilie­r « les trois parties de [sa] vie : avant Wen, avec elle, après elle ».

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