« J’avais été maladroit jusque-là dans mes relations avec la gent féminine et j’avais décidé de ne plus rien entreprendre jusqu’au jour où je rencontrerais la femme avec qui je pourrais être heureux toute ma vie » : la décision qui engage le jeune Jean-François Billeter envers Wen colore, comme il l’avait rêvé, quarante-huit ans de sa vie. Les deux brefs récits qu’il publie aujourd’hui bornent les deux extrémités de cette aventure commune, tout entière nourrie par la proximité mentale de la Chine et de la pensée de ce pays. Une rencontre à Pékin met en scène le très jeune homme débarquant du Transsibérien, premier étudiant suisse en Chine depuis la victoire de Mao. Son ignorance des horreurs du Grand Bond en avant et l’isolement où sont confinés les étrangers le maintiennent dans une candeur aventureuse à la Tintin. Les ruses auxquelles il a recours pour aller au-delà de l’apprentissage scolaire de la langue, frayer sa voie dans les ruelles des hutong, ces quar- tiers populaires aujourd’hui presque entièrement détruits, et découvrir la culture populaire pékinoise, rappellent invinciblement, quant à elles, pour reprendre un cliché orientaliste, un René Leys triomphant de la clôture de la Cité interdite. Il comprendra bien plus tard, en apprenant le passé du père de Wen, dans quelle épaisseur historique il a pénétré sans le savoir – ce rapport aveugle de la Chine à son histoire fait l’objet de son essai Chine, trois fois muette (2000). La rencontre de Wen l’expose à bien d’autres obstacles. Le cadeau que lui fait la soeur de celle-ci n’est pas de trop : l’Art de la guerre de Sun Tzu. La voie est étroite entre la menace de la police, qui pourrait bien faire disparaître la jeune femme, et les timidités de jouvencelles de l’administration à qui il faut pourtant bien faire reconnaître son intention de l’épouser. Le combat du couple est contemporain du déclenchement de la Révolution culturelle. Les scènes les plus inquiétantes se succèdent : quand Mao traverse le Yang-tsé à la nage, les étudiants se mettent en tête de l’imiter et creusent une piscine dans la cour de l’université ; comme peu d’entre eux savent nager, il y a des morts. La société s’effondre, la violence explose : « La Révolution culturelle avait entraîné une dégradation des moeurs dont la Chine ne s’est pas encore entièrement remise quarante ans après. » À l’autre bout de la vie, Une autre Aurélia rassemble des extraits du journal tenu par Billeter à la mort de Wen, où s’élabore une véritable philosophie non métaphysique du deuil. Le thème des « régimes d’activité », identifié par le philosophe dans ses Leçons sur Tchouangtseu (2002) et ses Études sur Tchouang-tseu (2006), trouve ici une expression pratique. Billeter observe les affects se succéder en lui, le désir d’images mentales s’imposer comme un parasite sentimental dans les moments de distraction, le langage transformer abstraitement en absence la sensation de la présence de Wen, l’inattention au monde provoquer la plainte. Sa perte l’a rendu battant comme une porte, ouvert à tout ce qui le traverse. Il apprend à apprivoiser cette émotion et à la reconnaître comme le dernier bien que lui ai offert sa vie avec Wen. La réminiscence de leur rencontre, du jeune homme qu’il était avant de la connaître, participe de ce processus. Il s’agit d’appréhender son être, son corps, comme finis, de réconcilier « les trois parties de [sa] vie : avant Wen, avec elle, après elle ».