Werner Herzog signes de vie ; Dominique Païni miroirs
On a peut-être oublié qu’Emmanuel Carrère, alors jeune critique de cinéma, avait publié en 1982 un essai éclairant sur Werner Herzog, voyant en celui qui parvenait « à supprimer la chronologie » « l’un des cas d’anachronisme les plus fascinants que nous offre l’histoire du cinéma, et même l’art en général ». À l’époque, Herzog avait déjà su entourer son travail d’une mythologie faite de propos et d’« exploits » qui en faisaient l’archétype du cinéaste-aventurier susceptible de marquer les esprits. C’est par là, par cette édification d’un cinéaste-personnage « logo ou marionnette de soi » que commence l’essai Werner Herzog, pas à pas de Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Et tout se passe comme s’il fallait d’abord régler son compte au « personnage » pour mieux appréhender le cinéaste. Les mondes et les vies de Herzog, « drôle de roche métamorphique, alliage d’antinomies, aussi scintillant que rigide », apparaissent d’abord comme pluriels, dissemblables, à l’image d’une filmographie hétéroclite ras- semblant formats courts et longs, fictions et documentaires, récits historiques et contemporains, scénarios originaux et adaptations. Comme pour incarner pleinement cet ensemble d’une soixantaine de films, Herzog s’est pensé très tôt comme « l’unique cinéaste authentiquement mondial » puisqu’il peut se targuer d’avoir filmé absolument sur tous les continents, dans un mouvement paradoxal résumé ainsi : « Le pas qui avance est aussi celui qui nie, celui qui progresse est aussi celui qui annule... et l’empreinte qui s’enfonce dans le sol y disparaît à l’instant même. » Nul doute que la constitution d’un duo d’auteurs était adéquate, voire nécessaire, comme lors d’une course de relais qui semble se dérouler chronologiquement à partir du court métrage séminal Herakles (1962), dont le sens est dilaté de manière quasi hallucinatoire, signe par signe. Aubron et Burdeau adopteront une telle précision pour analyser les mythiques Aguirre, la colère de Dieu (1972), l’Énigme de Kaspar Hauser (1974) ou Fitzcarraldo (1982), mais aussi les plus méconnus Woyzeck (1979) ou Échos d’un sombre empire (1990). Force est de constater que la perspective n’est chronologique qu’en apparence, car l’oeuvre « va à son rythme, pas à pas, sans vitesse ni lenteur ». D’où l’impression que l’essai cherche parfois à renouer des fils qui semblaient distendus, notamment dans la période qui suivit l’échec patent de Cobra Verde (1987). Il est important de réhabiliter un cinéaste qu’on a pu croire « perdu », mais demeure le risque, parfois, de donner une importance excessive à des titres mineurs. Bad Lieutenant. Escale à la Nouvelle-Orléans (2009), par exemple, s’avère souvent réjouissant mais au titre de « film malade ». Des clés surgissent au gré de l’exploration des mondes herzogiens : la dialectique force/faiblesse intimement liée à Nietzsche, le mélange subtil de répulsion et d’attirance envers la culture allemande, la question de la circularité, notamment signalée par Hervé Aubron dans son étude minutieuse d’Aguirre – « son film ne descend pas le fleuve, il tourne en rond » –, ou, encore et toujours, la place qu’occupe le cinéma à la première personne chez Herzog. « Où peut aller encore un cinéaste qui est allé partout ? », s’interroge Emmanuel Burdeau en conclusion. Des possibles inattendus et pourtant familiers sont sans doute encore envisageables.
Jean-Jacques Manzanera