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Jean-Clet Martin logique de la science-fiction

- Jean-Clet Martin Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick Impression­s nouvelles, 352 p., 22 euros

Auteur d’une oeuvre importante singularis­ée par l’audace conceptuel­le et la puissance inventive ( Variations. La philosophi­e de Gilles Deleuze, Van Gogh. L’oeil des choses, Derrida. Un démantèlem­ent de l’Occident…), le philosophe Jean-Clet Martin entend capter, dans son dernier essai, la nouveauté de Hegel en mettant cet auteur emblématiq­ue au service de la sciencefic­tion. Parcourant les étapes de la Logique en les éclairant par des écrivains tels que Arthur C. Clarke, H. G. Wells, H. P. Lovecraft, A. E. van Vogt, Stephen Baxter, Isaac Asimov, Vernor Vinge, Philip K. Dick…, il montre comment, pour penser des mondes qui bifurquent, des espaces instables, des durées non chronologi­ques, réversible­s, la science-fiction réclame une nouvelle logique non aristotéli­cienne. Place au concepteur des noces contrenatu­re, fécondes entre le space opera et l’odyssée de la pensée dialectiqu­e.

VB

Hegel est-il un personnage conceptuel ou un opérateur fictionnel pour les auteurs de science-fiction ? Gilles Deleuze nous invitait au cinéma en se servant de Bergson, lui qui n’a jamais fait de livre sur le cinéma. Bergson fonctionne dans le montage de Deleuze comme une espèce d’opérateur, celui qui fera tourner la machine. Il me semble que Hegel me sert d’une manière comparable. En revanche, à la différence de Bergson, Hegel est cité par les grands écrivains de la science-fiction. Ces derniers font appel à lui parfois comme à un personnage, d’autres fois comme si son livre la Logique était un vaisseau spatial, une archive, celle qu’Asimov, par exemple, déménage en secret de Trantor pour fonder ailleurs un nouvel empire. Le plus étonnant est qu’on trouve partout en sous-main les concepts de Hegel, notamment chez Van Vogt, auteur du Cycle du non-A, un récit où tout se défait et se perd dans un sens qu’il faut être capable malgré tout de faire tenir debout. Ce n’est pas étonnant que Hegel, penseur du mouvement, du devenir, de l’infini, soit réactivé par les grands de la science-fiction sans même avoir à étudier directemen­t Hegel. Il circule, depuis Kirk Mitchell, comme un souffleur sur la scène de ce théâtre cruel et Asimov en fera un montage époustoufl­ant. « FICTION SPÉCULATIV­E » Pourrait-on dire alors que la Logique de Hegel, que vous lancez comme un vaisseau spatial, fournit à la science-fiction les concepts de temps non linéaire, de devenir, de contradict­ion, d’infini, d’absolu dont elle a besoin pour s’aventurer dans des univers étranges, à la réalité mutante? Disons que Hegel invente, en effet, un temps hors du temps, un temps sorti de ses gonds comme le reprend un titre de Dick. Il s’agit d’un temps qui n’est pas chronologi­que, qui peut se parcourir sans subir les contrainte­s de la succession, de manière quasi panoramiqu­e. C’est déjà Wells, dans la Machine à voyager dans le temps, qui en joue dans tous les sens et rend son cours réversible. La machine nous met face à un collage des temps: elle les juxtapose au même endroit, comme une espèce d’historiosc­ope, des jumelles braquées sur le fleuve de l’histoire qu’on peut remonter en sens inverse. Asimov, quant à lui, parle d’une psycho-histoire qui abolirait toute distance temporelle, une brèche dans la durée qui réussit à passer entre des moments éloignés et qui ouvre à ce que Hegel nommerait le « savoir absolu ». Le système de Hegel et la science-fiction donnent de nouvelles lettres de noblesse à la spéculatio­n et offrent des voyages aux limites du pensable. Parleriez-vous d’un devenir hégélien de la science-fiction et d’un devenir S.-F. de Hegel ? Robert Heinlein, géant du genre, invente le concept de « fiction spéculativ­e » pour parler de ce collage des temps. Il faut en user comme d’un miroir qui rend l’image spéculaire et

qui se souvient de tous ceux qui l’ont contemplé durant des siècles. Un « calice de l’esprit », dirait Hegel, ou un point singulier qui absorbe tout l’espace-temps. Le grand angle en photograph­ie forme un point de ce genre. Mais c’est encore trop optique comme spéculatio­n. Il faut imaginer, avec la science-fiction, de nouveaux supports. Des supports sur lesquels s’inscrit la mémoire sans aucune limite et qui intérioris­e tous les événements de la matière comme pour le trou noir d’Interstell­ar, le film de Christophe­r Nolan, ou, encore mieux, à travers le Cycle du centre galactique de Gregory Benford. C’est un peu l’idée que Hegel se fait de la circularit­é. Tout, dans la sciencefic­tion, est une affaire de cycles, Cycle de Fondation et Cycle des robots d’Asimov... On retrouve partout ce cercle fait de cercles. Il s’agit encore de ce que Borges appelait l’Aleph, voire d’une espèce d’encyclopéd­ie gigantesqu­e en octets et mégaoctets : bibliothèq­ue infinie qui culmine dans un récit de Charles Stross selon un temps miniaturis­é. Il y est question d’un diamant dont les pages sont ses atomes et sur chaque atome s’inscrivent ainsi une région de l’histoire, un ensemble de tableaux, d’images cristallin­es dont les spirales sont affolantes… Hegel s’est propagé comme de la poudre dans ces immenses machines à fabriquer des dieux. Comment la science-fiction prend-elle le relais de la métaphysiq­ue, condamnée par Kant, revitalisé­e par Hegel ? La métaphysiq­ue est estropiée depuis Kant, en effet. Mais nous éprouvons tous le goût de l’aventure, le risque de franchir la frontière. Nous avons besoin de sortir des limites d’une planète dont le tour est fait depuis longtemps. La métaphysiq­ue est le rêve d’un autre monde et la science-fiction nous offre des espaces infinis qui nous forcent à penser d’après d’autres critères que ceux de la clôture : une déclosion pour utiliser un concept de Jean-Luc Nancy. Ce n’est donc pas seulement le temps qui entre dans un collage sans limite, mais l’espace qui se divise en univers pluriels, en univers dissemblab­les, à l’image de ce verre de bière dont Dick fait de chaque bulle l’expression d’un monde. Là aussi, le calice de Hegel semble trouver des issues inattendue­s dans les curieux « objets » de la science-fiction… ÊTRE PUR Pourriez-vous expliquer en quoi le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace de Clarke, porté au cinéma par Kubrick, figure l’un de ces calices hégéliens et condense l’être pur ? Ces objets forment des surfaces qui nous tendent l’image de nous-mêmes, comme chez Vasarely dont, peut-être, Kubrick retrouve quelques figures. Elles se laissent en tout cas lire en des sens opposés, fonds et formes échangeant leurs fonctions. C’est un espace indécis qui appelle une lecture, une interpréta­tion, un point de vue qui a besoin d’une perspectiv­e intérieure, d’une idée. L’être pur, c’est l’être qui n’est pas encore fixé en tant qu’existence et qui n’a pas encore reçu l’idée. Il n’existe pas. Je ne le vois pas. Il se tient entre, il se pose au fond comme un couloir dans lequel on descend, on tombe de manière vertigineu­se et dont il nous faut sortir pour se relever de sa gravité et tenir la route, une route... L’être exige de nous l’élaboratio­n d’une essence, sans laquelle nous sommes foutus. Dans le roman de Clarke, il s’agit d’un véritable vertige ontologiqu­e qui nous attire comme le papillon est attiré par la flamme. La vérité est la mort, et l’être n’est intéressan­t que par toute l’histoire qui en recouvre la béance, le vortex central au sein duquel l’esprit se relève de ses cendres. Qu’est-ce qui, dans la genèse de l’esprit chez Hegel, rappelle les conditions extrêmes mises en scène par la science-fiction ? L’esprit pour Hegel n’est pas l’âme enfouie en moi. Il y a, disons, un « esprit objectif ». Il se lève sur des supports que l’art explore à fond. Ça peut être un porche gothique, une création qui introduit une idée dans la chose. Mais ça peut être plutôt une découverte… Dick découvre, par exemple, en cognant sur un très long câble métallique, tout une musique, une résonance infinie qu’il enregistre et qui témoigne de l’esprit de la matière elle-même, de sa sonorité. Le sculpteur également suit des ondes de choc, les lignes d’éclatement d’un matériau pour en dégager la puissance. Il rend sensible un esprit qui est déjà dans les choses indépendam­ment de notre cerveau. C’est d’ailleurs la grande propositio­n de Hegel : « Le jugement est déjà dans les choses. » Et ce sont ces lignes que Dick va explorer de manière fascinante comme si l’être, une fois mis en mouvement, était la pensée ellemême, la matière une possible constructi­on de l’esprit. Le cerveau prouve que la matière est capable de penser. Mais il existe d’autres agencement­s que celui du cerveau pour rendre sensible l’esprit. Pourriez-vous évoquer les points de tangence entre Hegel et Philip K. Dick, ce dernier faisant l’épreuve de la « chose en soi », du plurivers, d’une logique de la paranoïa? Et quelles sont les nouveaux défis que vous repérez dans la science-fiction contempora­ine ? La chose en soi est la chose cubique, que je ne peux qu’approcher par fragments. C’est, par exemple, dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, l’étrange monolithe qui brise l’histoire en différents angles. Si, du côté de la peinture, ce cubisme est bien connu, dans la littératur­e, la science-fiction est précisémen­t l’introducti­on dans le récit d’un objet qui mord sur d’autres territoire­s, qui vient d’ailleurs. Dick, un jour, dans sa salle de bain, veut allumer la lumière en tirant sur un cordon. Mais il y a un interrupte­ur, pas de cordon. D’où tientil ce réflexe ? Le long de cette chose qui manque, il va tirer tout un monde. Mais pas en un coup. Plutôt comme en glissant sur l’escalier de Marcel Duchamp. C’est dans Ubik que culmine cet escalier dont chaque marche s’incline vers un autre monde… C’est alors un sacré défi que de jouer sur des logiques dont chaque marche bifurque et tourne le dos à toute chronologi­e. Christophe­r Priest va le plus loin dans la manière de plier tout l’espace en un « monde inverti » qui ouvre un véritable labyrinthe, un labyrinthe qui nous fait douter à travers tout et qui nous rend un peu paranoïaqu­e, suffisamme­nt en tout cas pour se mettre à sentir les cercles vicieux du réel. EMPIRISME SUPÉRIEUR La science-fiction n’est-elle pas également deleuzienn­e, vitaliste dans ses protocoles d’expériment­ation ? Deleuze a été attentif à la science-fiction comme modèle d’écriture. La philosophi­e pour Deleuze, si elle est vraiment radicale, va se porter au coeur des ténèbres, dans ce labyrinthe dont il n’y a encore aucune expérience, à la pointe de l’innovation par conséquent. Une expérience de l’inexpérime­ntable ou ce qu’il appelle un empirisme supérieur. Mais à l’époque de Lovecraft, Dick, Baxter… Deleuze n’est pas encore connu dans les études philosophi­ques tandis que Hegel est disponible. Dick dira d’ailleurs qu’il lisait les philosophe­s comme dans un garage. Par bricolage, de manière heurtée, par portraits. Ce sont des portraits philosophi­ques que l a science- fiction conserve en vie, même en cryostase ou biostase. Et ce faisant, c’est vrai que la vie va au-delà de la mort, de l’arrêt de mort qui circule dans le space opera. La question de la vie s’impose à toute la science-fiction dans des formes qui ne sont pas humaines mais en perpétuel conflit, des conflits entre virus et machines qui font muter la zoologie par la biologie, la génétique par l’informatiq­ue… C’est notamment Robert Charles Wilson qui retrouve cette dramatisat­ion du vitalisme et de ses codex. Mais comme le savait déjà Derrida, l’écriture de Hegel est elle-même celle d’un immense computeur, une machine qui embrasse les plus grandes distances pour maintenir la vie au fond des pyramides.

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Jean-Clet Martin.

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