The Square
PRÉ CARRÉ
Il y a un moment étonnant, et beau, dans The Square, c’est la brève chorégraphie à laquelle donne lieu ce qu’on pense devoir se résoudre en un geste d’entraide, avant que la situation ne fasse volte-face : le beau Christian – excellent Claes Bang –, qui, à l’instant, pensait s’être porté au secours de son prochain, et s’en trouvait gonflé d’orgueil, s’avise qu’on lui a volé son téléphone portable et son portefeuille. D’une mise en scène à l’autre, de la suffisance au camouflet, le renversement est aussi radical que l’écart est mince : ce renversement et cet écart constituent le souci de Ruben Östlund. Un exemple typique en est l’avalanche de Snow Therapy, le film qu’il réalise en 2014. Aussi longtemps qu’on la juge sous contrôle, celle-ci promet la parfaite photo de vacances ; puis il apparaît qu’elle pourrait emporter les touristes en terrasse ; le père prend alors la fuite, mû par une peur que, contre l’évidence, il ne cessera de nier. Avant cela, Happy Sweden ( 2008) avait partagé sa narration en plusieurs épisodes d’incivilité et Play (2011) suivi trois garçons tardant à reconnaître comme telles les vexations administrées par une bande de voyous. L’épinglage des lâchetés est l’aspect le plus manifeste de ce cinéma : regardez ces petits mâles confits dans leurs privilèges, incapables de se comporter en hommes quand l’exige une situation un tant soit peu insolite… C’en est aussi l’aspect le moins stimulant. D’habitudes fanfaronnes en contritions tardives, il semble parfois difficile de ne pas diagnostiquer une oeuvre bâtie, comme d’autres, dans la détestation de ses personnages – même si le portrait d’une Suède écartelée entre suavité sociale-démocrate et brutalité viking apporte sa note d’exotisme. On préférera considérer que le coeur d’Östlund bat ailleurs. Christian n’a rien vu. Le monde est tissé de ces limites qui séparent la politesse de la ruse, l’art du vandalisme… Mais où passent-elles Comment les reconnaître ? Sinon impossible, la tâche est toujours à recommencer. Et c’est à remettre ce même ouvrage sur le métier que servent la fixité de la caméra, les cadres anormalement larges et les plans « trop longs ». Sans doute fallait-il alors qu’après l’enfance, l’école et le tourisme, Östlund se tourne vers l’art contemporain. Pour étendre sa satire à un champ qui n’y prête que trop le flanc, pour examiner autrement ce qui distingue – et, bien souvent, ne distingue pas – la performance de l’outrage, et pour demander s’il de- meure ici-bas des espaces protégés. L’installation qui intitule le film consiste en un carré à l’intérieur duquel la sécurité et la bienveillance sont censées régner. On l’aura deviné : Östlund passe son temps à répéter l’impossibilité d’un tel sanctuaire. Il ne renonce pas, pour autant, à toute solution. Dans la dernière scène, des gymnastes exécutent avec adresse une autre chorégraphie au sein d’un autre carré. Pour domestiquer le risque, suffirait-il donc de savoir l’inclure ? Le cinéaste suédois semble le croire, pour finir. Il n’est peut-être pas malheureux, après tout, que même les plus roués aient leurs naïvetés.
Emmanuel Burdeau
L’ÉDREDON DE L’ART CONTEMPORAIN
Beaucoup d’amateurs d’art iront sans doute voir The Square, pour s’amuser de la satire qu’on y trouve du milieu qu’ils fréquentent. Ils se partageront entre ceux qui s’en amuseront et ceux qui s’agaceront de ce qu’ils jugeront être des outrances. Exemples : les textes mis en ligne sur les sites des musées d’art contemporain sont-ils si abscons que ça ? En référence explicite à l’esthétique relationnelle, faut-il que l’artiste, auteur du fameux Square, soit obstinément présentée comme « artiste et sociologue » ? Et la scène de bravoure, directement inspirée des performances d’Oleg Kulik, à la fin de laquelle l’artiste-performeur entreprend de violer une jeune femme dans le public, n’est-elle pas exagérée ? Pour ma part, je regrette que la curée dont le performeur est immédiatement la victime, menée par l’assemblée des mécènes du musée qui dépasse à ce moment-là la limite de sa tolérance à l’égard des provocations de l’art contemporain, censure, de fait, l’acte… Cependant, ce ne sont pas ces scènes parodiques qui sont les plus pertinentes, mais l’observation patiente que Ruben
Östlund livre d’une grande partie du public et des professionnels du monde de l’art contemporain. Sa caméra insistante, ses séquences interminables montrent subtilement à quel point ce qui relevait de la transgression au temps des avantgardes, sert aujourd’hui de gigantesque amortisseur dans une société bien décidée à absorber tous les chocs. Dans le monde de l’art contemporain, tout le monde il est gentil : le visiteur qui considère avec componction un alignement de tas de gravier, la gardienne assise sur sa chaise comme une sculpture de Duane Hanson et qui agite le doigt pour lui signifier qu’il n’a pas le droit de photographier, l’assistante qui annonce d’une voix feutrée qu’un employé du service de nettoyage a bousculé le gravier. S’il y a des méchants, ce sont les « communicants » qui, pour faire le buzz autour d’une exposition pleine de bons sentiments, et qui savent bien que les bons sentiments ne sont pas vendeurs, imaginent rien de moins que l’image vidéo d’une adorable petite fille soufflée dans l’explosion d’une bombe ! Il faut voir comment le staff du musée, avec son inébranlable foi dans les vertus de l’audace, sa confiance absolue dans l’honnêteté de ses interlocuteurs, et aussi sa naïveté et sa politesse figée, accepte le projet. Évidemment, le scandale provoqué par la vidéo obligera le directeur, hautement conscient de ses responsabilités, à démissionner ; évidemment, il se trouvera un journaliste pour le lui reprocher, parce que cette auto-punition « met gravement en danger la liberté d’expression dans nos démocraties ». Une grande partie de l’art contemporain n’étant plus qu’un énorme édredon dans lequel se pelotonnent tous ceux qui veulent simultanément dénoncer l’ostracisme à l’égard des migrants comme des homosexuels, les violences faites aux femmes, la standardisation de nos vies dans les sociétés néolibérales ou encore les frustrations engendrées par le cybersexe, alors, oui, on rêve d’un artiste qui, débarrassé du surmoi du « sociologue », se jetterait un jour sur une généreuse mécène pour lui arracher son ensemble Vuitton.
Catherine Millet Winner of the Palme d’Or at Cannes last May, The Square by Ruben Östlund fingers the fine line between noble feelings and underhand deeds. Emmanuel Burdeau discusses the work of this filmmaker below and, since this particular movie is a satirical portrait of the public and professionals in the world of contemporary art, Catherine Millet adds her own viewpoint as a critic.
SQUARE BASHING
There is a surprising and very beautiful moment in The Square, the short choreography brought about by what we imagine will become a gesture of mutual solidarity, until the situation is suddenly reversed: the handsome Christian—Claes Bang is excellent in this role—who is all puffed up with pride at having, he thinks, helped his neighbor, suddenly realizes that his cell phone and pocketbook have been stolen. From one scene to another, from complacency to crash, the reversal is as radical as the difference is slim. Such reversals and slender boundaries are what Ruben Östlund works with. A typical example is the avalanche in his film Snow Therapy (2014). As long as it seems safely under control, the event provides the perfect photo-op for holiday-makers, including a family of four; but then it threatens to bury the tourists watching from the terrace. The father panics and runs, not waiting for his wife and two children. He spends the rest of the film trying to deny this obvious moment of fear and dereliction. An earlier film, Happy Sweden (2008), divides its narrative into several episodes of incivility, while Play (2011) follows three young boys struggling to come to recognize the effect of bullying by a gang of thugs. This focus on cowardice is one of the most salient traits of Östlund’s films: look at these little males ensconced in their privileges, he says, incapable of behaving like true men when something out of the ordinary happens. But it is also one of the least stimulating aspects. In this collapse from swagger to belated contrition, it is hard not to see this work as being built, as other films are, on a loathing for its characters, even if the discrepancy between the smooth workings of social democratic Sweden and Viking brutality adds an intriguing note of exoticism. Still, it is more interesting to think that Östlund has other, bigger fish to fry. Imagine, Christian didn’t see what happened. The world is a dense fabric interweaving politeness and cunning, art and vandalism. Where are the borders? How do we recognize them? It’s an impossible task, or at least one that must be constantly repeated. And it is in order to do so that Östlund uses that fixed camera, his unusually wide framing, and his “overlong” sequences. After childhood, school, and tourism, it was perhaps inevitable that Östlund should turn to the world of contemporary art. In order to extend his satire to this barn-door of a target, and examine from another angle what differentiates— and often does not—performance from outrage; to find out if, in this world, we still have protected spaces. The installation that gives its title to the film consists of a square that is supposed to define a zone of safety and kindliness. Guess what, Östlund spends his time telling us that such a sanctuary is impossible. Not that he rejects any possibility of a solution. In the final scene, gymnasts skillfully perform another choreography within another square. Does this mean that in order to domesticate risk we must simply include it? That’s what this Swedish filmmaker seems to think. After all, perhaps it’s not such a bad thing, after all, if even the wiliest of folks have their naïve side.
Emmanuel Burdeau Translation, C. Penwarden
THE NOT-SHOCK OF THE NOT-NEW
Surely many art lovers will go to see The Square to be amused by its satirical portrayal of the very milieu they frequent. They will be divided into those who think it’s funny and those annoyed by what they consider its excesses. For example, are the texts posted on the websites of contemporary art museums really that abstruse? Is it really necessary that the artist known for The Square be so obstinately presented as both “artist and sociologist” in an explicit reference to Relational Aesthetics? And what about that bravura scene, directly inspired by the performances of Oleg Kulik, where at the end the artist sets out to rape a young women in the audience— isn’t that a bit exaggerated?(1) I, for one, am sorry that this act is in fact censored—that the performer falls victim to the frenzy of the assembled museum patrons whose tolerance for contemporary art provocations can only go so far. But what most makes this movie so spot on are not these spoof scenes but Östlund’s patient observations of the contemporary art scene, both its professionals and public. His insistent camera and interminable sequences subtly bring out just how much the kind of thing that was transgressive during the heyday of the avant-garde has become a gigantic shock absorber for a society determined to be spared any distress. Here everyone in today’s contemporary art world is a good guy, from the visitors who solemnly consider the alignment of a gravel heap and the guards seated on their chairs like a Duane Hanson sculpture shaking their fingers to indicate that photography is forbidden to the assistant who softly announces that a housekeeping employee has moved the gravel. The only even remotely possible bad guys are the “communicators” who, seeking to create a buzz around a well-meaning show, and knowing full well that good intentions don’t sell, can come up with nothing better than a video of an adorable little girl blown apart by an exploding bomb. Of course the museum staff, with its unshakeable faith in the virtue of audacity and absolute confidence in the honesty of its interlocutors, and its naivety and frozen-smile politeness, will accept the project. Of course the scandal sparked by the video will oblige the museum director, highly conscious of his responsibilities, to resign. And of course there will be a journalist who criticizes him, arguing that this self-punishment “seriously jeopardizes freedom of expression in our democracy”… A great deal of contemporary art is nothing but a giant comforter, and under it are snuggling all those who want to simultaneously denounce the ostracism of migrants and homosexuals, violence against women, the standardization of our lives in neoliberal societies and the frustrations of cybersex, while what we really need is artists who can throw off the superego of the “sociologist” and mug generous patrons, snatching their Vuitton accessories.
Catherine Millet Translation, L-S Torgoff