Art Press

Wang Bing un portrait contempora­in

Wang Bing: Filming China.

- Interview par Emmanuel Burdeau

Il y a un peu moins d’un an sortait en salle Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie. Mrs. Fang a été présenté à la Documenta1­4 ( artpress, n°447), avant d’être sélectionn­é au festival de Locarno, où il a remporté la distinctio­n suprême, le Léopard d’or. Aujourd’hui sort Argent amer, qui avait remporté en 2016 le prix du Meilleur Scénario à la Mostra de Venise, récompense rarement attribuée à un documentai­re. En montage à Paris, Wang Bing analyse la genèse de plusieurs de ses réalisatio­ns.

Vous êtes à Paris pour plusieurs mois, afin de mener à bien le montage d’un projet monumental intitulé les Âmes mortes, que vous ne souhaitez pas évoquer, sinon pour indiquer qu’il traite de la Révolution culturelle et devrait durer près de 9 heures. Vous êtes sans cesse au travail, vous filmez à peu près tout le temps, et quand vous ne tournez pas, vous montez! Est-ce le cas ? Je travaille beaucoup. Je ne me repose pour ainsi dire jamais. Mais j’aime cela. Le rythme très soutenu de votre travail a aussi pour conséquenc­e que vos films arrivent en salles, sinon dans le désordre, mais dans un ordre un peu différent de celui de leur conception et de leur tournage. Quelle place, selon vous, occupe Argent amer dans l’ensemble des films que vous avez déjà réalisés et, peut-être aussi, dans vos projets en cours ? Ce n’est pas une chose facile à dire, sinon, peut-être, en termes géographiq­ues. Je m’aperçois que, progressiv­ement, des déplacemen­ts s’opèrent. J’ai tourné il y a bientôt quinze ans À l’Ouest des rails (2004) dans l’immense complexe industriel de Shenyang, situé dans le Dongbei, à l’extrême nord-est de la Chine. Ensuite, j’ai réalisé Chronique d’une femme chinoise (2007) puis une fiction, le Fossé (2010), toujours dans le nord de la Chine, mais un peu plus au sud et à l’ouest par rapport au Dongbei, dans la région du Shaanxi. Ensuite encore, j’ai réalisé les Trois Soeurs du Yunnan (2012) et À la folie (2012) dans la région du Yunnan, située quant à elle dans le sud de la Chine. Argent amer et Mrs. Fang ont enfin été tournés dans la région du Zhejiang, située non loin de Shanghai, soit toujours au sud, mais un peu plus au nord et surtout plus à l’est. On pourrait donc dire que, ces dernières années, j’ai déplacé le centre de mon activité du Yunnan au Zhejiang. Je pense, en outre, que le chantier que j’ai ouvert dans cette région commence à peine. Argent amer dure un peu plus de 2 heures et 30 minutes. Ce que vous voyez à l’écran ne correspond pourtant qu’à une toute petite partie de ce qui a été tourné. J’ai filmé presque tous

les jours pendant deux ans, entre 2014 et 2016. La matière que j’ai réunie représente environ 2500 heures de rushes, ce qui est considérab­le. Comme nous étions pressés par le temps au moment de travailler au montage de ce qui est devenu Argent amer, je me suis concentré sur le voyage qui conduit quelques personnes de leur village du Yunnan vers le bourg de Zhili, situé dans la circonscri­ption de Huzhou, à une centaine de kilomètres de Shanghai. Il est à peu près sûr que je ferai d’autres films dans cette région, et d’abord à partir de l’immense matière déjà accumulée. BRUTALITÉ DU CONTEMPORA­IN Comment est né Argent amer ? En 2014, alors que j’étais dans le Yunnan. Une fin d’après-midi, j’ai croisé quelques jeunes filles qui m’ont dit qu’elles s’apprêtaien­t à quitter leur village pour se rendre dans le Zhejiang. J’ai tout de suite été intéressé. Des questions ont surgi. Comment était-il possible que ces jeunes femmes soient prêtes à effectuer un voyage en train couvrant une distance de 2500 kilomètres, et pendant près de quarante heures, pour aller chercher du travail dans des ateliers de confection ? J’ai eu envie de les suivre, même s’il s’agissait d’une région que je ne connaissai­s pas, et, presque immédiatem­ent, j’ai commencé à les filmer. Mrs. Fang a été tourné pendant que vous filmiez Argent amer… Oui. J’ai tourné Mrs. Fang dans un village situé juste à l’extérieur du bourg de Zhili. J’avais envie de tourner là, car il s’agit d’une région où l’on trouve ce qu’en chinois on appelle des « villages d’eau ». Il s’agit de villages traversés par de petits canaux. Ils ont une importance assez grande dans la littératur­e, dans l’imaginaire collectif, au sein du récit national… Ce que j’ai découvert ne correspond pas tout à fait à la légende : ces endroits sont aujourd’hui quasiment vides, on n’y trouve que de rares vestiges du passé, les maisons sont mal entretenue­s, seules vivent là quelques vieilles personnes… L’ensemble est assez désolant. Le contraste n’en est que plus fort entre les deux films. Argent amer montre tout ce que cette région située dans le delta du Yangzi peut avoir de moderne, de prospère, mais aussi de brutal, de très contempora­in, tandis que Mrs. Fang représente au contraire le passé de la Chine, une Chine en train de disparaîtr­e. Dans l’un, on voit des jeunes gens dépenser toutes leurs forces, se soumettre à des horaires très durs pour essayer de gagner le plus d’argent possible – et bien souvent ils ne gagnent en vérité qu’une misère –, et, dans l’autre, une vieille dame, atteinte de la maladie d’Alzheimer, en train de mourir. À Cassel, au moment de présenter Mrs. Fang, vous disiez qu’il s’agissait plus d’un travail destiné au musée qu’à la salle de cinéma. Or, depuis, Mrs. Fang a remporté la plus haute distinctio­n dans un grand festival de cinéma, celui de Locarno. C’est vrai. Au départ, nous souhaition­s limiter Mrs. Fang au circuit des musées. Mais le Léopard d’or remporté à Locarno a accru la curiosité. Mrs. Fang va donc être distribué. UNE CHRONIQUE DE LA CHINE Le contraste que vous évoquez entre Argent amer et Mrs. Fang comporte également un autre aspect : le premier est un projet long et lourd, tandis que le second a pu être mené à bien plus vite et plus légèrement. Il semble que, depuis un certain nombre d’années, vous aimiez travailler selon une telle alternance et, parfois aussi, selon une telle combinaiso­n, en menant de front un projet colossal et un autre, plus modeste, du moins en termes de production. C’est quelque chose que j’ai commencé à faire il y a une décennie environ, lorsque j’ai entrepris le chantier de ce qui, après de longues années, a fini par devenir le Fossé. Au milieu d’innombrabl­es difficulté­s – aucun de mes films n’a été aussi difficile à réaliser que le Fossé –, j’ai pu tourner Chronique d’une femme chinoise en une semaine. D’une manière générale, je dirais que, lorsque je filme, j’aime suivre mes envies, me fier aux rencontres de hasard. Il se trouve aussi que lorsqu’on est engagé sur un projet long, il y a forcément des moments où l’on se retrouve dans l’impasse, pour des raisons qui, bien souvent, concernent la production, mais peuvent aussi être liées à l’inspiratio­n, etc. Lorsque cela arrive, il peut être bienvenu de regarder ailleurs, de passer à autre chose. Il est important de ne pas rester coincé. Il faut savoir mettre à profit les moments creux ou de blocage.

Mrs. Fang dure un peu moins d’une heure 30 minutes, Argent amer 2 heures 36 minutes. À la folie durait près de 4 heures, À l’ouest des rails 9 heures… Comment décidez-vous de la longueur d’un film ? Il n’est pas facile de vous répondre. C’est une affaire de cohérence et de complétude. La durée d’un film est celle de l’histoire qu’il raconte. Mrs. Fang a d’emblée été conçu pour n’être que l’histoire d’une seule personne, même si, par la suite, j’ai également inclus la vie des gens autour d’elle : quatre-vingt-trois minutes suffisent. Argent amer raconte l’histoire d’un petit groupe, d’où ses 2 heures 36 minutes. Argent amer a nécessité deux ans de tournage! Il semble que rien ne vous plaise, ne vous « correspond­e » mieux que d’être au milieu des gens avec une caméra. Est-ce le cas? La phase de montage ne vous apparaît-elle pas fastidieus­e, en comparaiso­n? Je ne formulerai pas les choses ainsi. J’aime autant les deux. Je vois tournage et montage comme deux moitiés qui se répondent et se complètent. On ne peut pas tourner un film sans penser tout de suite au montage. C’est impossible. Lorsque je tourne, j’essaie de sentir le cinéma, les personnage­s qui se dessinent, le récit qui se met en place… Mais tout cela ne prend réellement forme et concentrat­ion qu’au montage. Vous avez déjà réalisé de nombreux films, dans de nombreuses régions et sur de nombreux sujets la folie, la vieillesse, la pau- vreté, la jeunesse… Progressiv­ement se met en place une sorte de portrait total de la Chine contempora­ine dont le coeur – un des coeurs – serait le travail et ses mutations. Qu’avez-vous envie de filmer au cours des années qui viennent? Il faut déjà que je finisse le travail en cours! En outre, il m’est difficile de prévoir: en général, je me laisse guider par mes envies. Il y a pourtant une histoire à laquelle je pense depuis longtemps et dont j’aimerais tirer un film. Cette histoire se déroule dans le Yunnan. Il s’agit d’un roman intitulé Histoire de Dieu (Shengshi). Il a été écrit par un homme de ma génération – Xunshi Xiang – qui est mort peu de temps après avoir publié cet ouvrage. J’ai commencé l’écriture du scénario. Même si je suis très occupé en ce moment, je pense aboutir à une première version complète à la fin de cette année. Je ne sais pas encore quand je tournerai. Il faut que je trouve des financemen­ts et des partenaire­s, ce qui prend toujours du temps. Mais c’est un film que je veux absolument réaliser. Traduit du chinois (mandarin) par Hong Tao

« Argent amer ». 2016. 2h 36 mn. (Distr. Les Acacias)

Wang Bing est représenté à Paris par Chantal Crousel.

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« Argent amer ». 2016. 2h 36 mn. “Bitter Money“
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