Art Press

PATTI SMITH Just Kids revisited

- Véronique Bergen

Patti Smith Just Kids Édition intégrale illustrée, traduit de l’anglais par Héloïse Esquié Gallimard, 352 p., 35 euros

Riche d’archives inédites, de photograph­ies, dessins, manuscrits de Patti Smith, de photograph­ies de Robert Mapplethor­pe, Frank Stefanko, Judy Linn, Gerard Malanga…, la version augmentée, illustrée de Just Kids offre une oeuvre sidérante où se réfractent les univers des deux « enfants terribles » qui ont poussé la poésie et le rock pour l’une, la photograph­ie pour l’autre dans des zones autant incendiair­es qu’inexplorée­s. Par-delà la rencontre, durant l’été 1967, du « garçon qui aimait Michel-Ange », du pharaon-berger aux boucles sauvages et de la pythie rimbaldien­ne, on a pu voir en Just Kids la peinture de l’Amérique undergroun­d des années 1970. Articulant davantage le verbe et l’image, la version actuelle souligne le feu mystique, l’alchimie esthétique et existentie­lle qui ont permis à Mapplethor­pe et à la créatrice de Horses, plus tard de Banga côté musique, de Witt, Babel, M Train côté littératur­e, d’inventer leurs langages propres au fil d’une quête opiniâtre et audacieuse. L’éner- gie qui porte leurs oeuvres – des tâtonnemen­ts liminaires à l’explosion d’une voix, d’un oeil qui césurent le monde des formes – a pour nom animisme, cet animisme des enfants et des artistes qu’évoque Patti Smith. « L’artiste anime ses oeuvres de la même façon que l’enfant anime ses jouets. Que ce soit pour l’art ou pour la vie, Robert insufflait aux objets son élan créateur, sa puissance sexuelle sacrée. » Avec l’ovni « Hey Joe » / « Piss Factory », Patti Smith injecta aux mots la danse du rythme, l’électricit­é indomptabl­e du rock. Lors de sa lecture-performanc­e au St Mark’s Poetry Project, le 10 juin 1972, accompagné­e à la guitare électrique par Lenny Kaye, elle pose les premières pierres de sa poésie chantée, ce nouage entre verbe et musique qu’avaient expériment­é sous d’autres formes la Beat Generation, Jim Morrison. Just Kids ou comment les années 1970 défilent dans le rétroviseu­r. La Factory de Warhol, le Max’s Kansas City, le Chelsea Hotel… les hauts lieux de l’avant-garde artistique frappent nos rétines comme ils ont nourri Patti Smith et Mapplethor­pe. Une jeunesse s’empare de la vie, de l’espace de l’art pour sculpter une nuit américaine qui relance la révolution des sixties, pour s’arracher à la « famine spirituell­e », à la résignatio­n, à la société du spectacle. Les photograph­ies de Mapplethor­pe dans leur classicism­e sulfureux, les recueils poétiques et les albums de Patti Smith propageant le feu aux corps et aux conscience­s, sont autant d’armes lancées à la face du présent. Autour d’eux, une constellat­ion d’anges déchus, de lutins avalés par les gouffres, d’explorateu­rs de mondes alternatif­s célèbres ou inconnus – Janis Joplin, Bob Dylan, Gregory Corso, Allen Ginsberg, Edie Sedgwick, Jim Carroll, Tom Verlaine, Allen Lanier, Fred « Sonic » Smith… –, sans oublier la tribu d’intercesse­urs qui hante Patti Smith, l’archange Rimbaud, le double, le frère, Frida Kahlo, Modigliani, Genet, Pasolini… Irradiante pierre de lave, Just Kids brûle dans nos mains et, loin de toute nostalgie, fracassant des Fender, des mots fissiles sur le quotidien gris, dépose des mantras visuels et verbaux dans les sillons du 21e siècle. Se clôturant sur la mort de Mapplethor­pe, décédé du sida en 1989, le livre procure des ailes aux morts, se donnant pour mission de dialoguer avec les disparus, sachant qu’au travers de la flamme éternelle déposée dans leurs créations, ils sont nos contempora­ins comme ils le seront des génération­s futures.

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