Éditorial Numéro 450, 45 ans
No 450, 45 years.
Numero 450, 45 ans
Comme on s’adresse aux vieillards qui affichent la pleine forme, on me demande souvent comment j’explique la longévité d’artpress. Je ne fais pas la coquette, je donne nos secrets qui n’en sont donc pas. Le premier est l’addition des générations. La plupart de ceux qui signèrent les premiers articles au début des années 1970 sont toujours présents, tandis qu’au fil du temps de plus jeunes auteurs sont venus les rejoindre, qui eux aussi poursuivent leur collaboration. Cela a pour résultat une sorte d’agora où des conceptions esthétiques différentes se rencontrent et se confrontent sans s’être jusqu’à présent exclues ! Outre que les intérêts de plusieurs générations de lecteurs peuvent ainsi trouver leur écho dans nos sommaires, il me semble que ce mode d’organisation correspond, profondément, à l’évolution de la création. Si les avant-gardes historiques avaient imposé une logique exclusive, il est évident que le mécanisme de l’art contemporain est maintenant, au contraire, inclusif et extensif. Sans l’avoir prémédité, nous avons épousé ce mouvement.
Mais pour que serve l’expérience des plus anciens et que l’équipe s’élargisse par cooptation, il faut l’indépendance. Et pour qu’il y ait indépendance, il faut que la revue soit financièrement autonome. C’est une évidence. Personne ne nous a jamais imposé de travailler avec Truc ou Machin, ni ne s’est immiscé dans l’élaboration du contenu des articles et des dossiers. Pourtant, en avons-nous connu des cahots économiques ! Certains qui secouaient l’ensemble du pays, d’autres qui affectaient plus particulièrement le monde de l’art ou celui de l’édition. Si nous nous en sommes toujours sortis, c’est parce que nous n’avons jamais compté que sur nos propres forces, que nous avons toujours écarté la solution du mécène qui peut un jour se lasser de son jouet, ou de l’intégration à une société plus grosse qui nous imposerait sa propre ligne et sa propre logique économique. Les seules ressources d’artpress viennent de ses lecteurs et de ses annonceurs et la revue est éditée par une SARL dont les associés sont ceux-là mêmes qui y travaillent depuis de longues années. Mais, évidemment, l’indépendance n’a pas de prix, si on peut le dire ainsi : petits salaires et rémunération quasi symbolique des collaborateurs extérieurs. Je rends ici hommage à tous ceux qui acceptent ces conditions de travail et en particulier aux plus jeunes ; personne parmi ma génération, artiste, critique ou même galeriste d’ailleurs, n’a jamais pensé faire fortune en s’occupant d’art contemporain, alors que la plus jeune génération arrive dans un monde de l’art excessivement mercantilisé, et que son mérite est d’autant plus grand de privilégier les intérêts intellectuels. Au moins, le lecteur a-t-il la garantie de lire des auteurs qui jouissent d’une parfaite liberté d’expression. Dans la situation actuelle des médias, c’est exceptionnel. La récompense pour nous est de constater que des critiques qui ont fait leurs débuts dans les pages d’art
press comptent parmi les plus respectés aujourd’hui.
Ce cadre explique qu’artpress est un peu plus qu’un magazine d’information et de réflexion, il est un acteur dans le champ de l’art contemporain. Certains dossiers de référence, certains débats soulevés par lui appartiennent désormais à l’histoire culturelle de ces dernières décennies. Parmi les sujets envisagés, certains sont spécifiques au champ artistique : ainsi, avons-nous été parmi les premiers à prendre conscience du phénomène de la création à plusieurs, ou avons-nous eu l’initiative de donner la parole, dans notre précédent numéro, aux galeristes, pour qu’à leur tour ils jugent les foires d’art dont les comités de sélection les jaugent. Mais des questions idéologiques plus larges scandent l’histoire de la revue : la liberté d’expression, la sexualité, les religions, ou encore ces points névralgiques qui cristallisent les enjeux de l’époque – artpress a été, il y a trois ans, la première revue culturelle à consacrer tout un numéro à l’art de la tauromachie. Ces dossiers et ces débats réunissent en général des personnalités, artistes et intellectuels,
No. 450, 45 years
It’s like with old folk who are in fine fettle: people often ask me how I explain the longevity of art press. Well, I don’t play hard to get: I give our secrets, which are no secret.The first is the addition of generations. Most of those who wrote the first articles in the early 1970s are still here, while over the years we have been joined by younger authors, who also continue to contribute.The result is a kind of agora of differing aesthetic conceptions that meet and confront but—so far—never exclude each other. Apart from the fact that the interests of different generations are consequently represented in our contents, it seems to me that this mode of organization is at one with the development of art itself. For if the logic of the historical avant-gardes was exclusive, it is clear that the mechanism of contemporary art is, on the contrary, inclusive and extensive. Without calculating, we have followed this movement. But if the experience of the older generations is to be of use, and if the team is to be broadened by co-optation, you need to be independent. And if there is to be independence, the journal must be financially autonomous. That is obvious. No one has ever forced us to work with anyone, or meddled with the contents. Of course, we have had our fair share of economic ups and downs. Oh yes! Some were due to general, national and international economic turbulence, others to trends affecting the worlds of art and publishing more specifically. If we have always overcome those difficulties in the end, that is because we have never counted on anyone but ourselves, we have always avoided the solution of the rich patron who might one day tire of his or her toy, or of joining a bigger group that would impose its own editorial line and follow its own economic logic. Art press draws its resources solely from its readers and advertisers, and the journal is published by a limited company whose associates have been involved with the journal for many years. But of course independence is priceless—or rather, it translates into low salaries and the almost token remuneration of outside collaborators. I would like to pay tribute here to all those who accept these working conditions, and in particular the youngest of them. Nobody in my generation, whether artists, critics or even gallerists, ever expected to make a fortune from their involvement with contemporary art, whereas the young generation has come of age in a world where art is excessively monetized, which makes its dedication to intellectual interests all the more meritorious. At least readers can be sure our writers enjoy perfect freedom of expression. That is remarkable in the current media context. For us, the reward is to see that the critics who started their careers with artpress are now among the most highly respected in their profession.
This context explains why it is that artpress is something more than a magazine of news and ideas, but is an actor in the field of contemporary art. Some of the issues it has raised, and some of its special subjects, now belong to recent cultural history. Among these, a number are specifically artistic: for example, we were among the first to become aware of collective creative processes, and in our previous issue we took the initiative of giving gallerists a voice, letting them judge the art fairs that are constantly judging them. But the history of the journal is also marked by much broader ideological questions: freedom of expression, sexuality, religions, or those sensitive questions that crystallize the tensions of the day—for example, three years ago artpress was the first cultural magazine to dedicate a whole issue to the art of bullfighting. These special articles and debates usually bring together artists and intellectuals from a whole host of horizons, because another distinguishing feature of artpress is that it is an art magazine whose
venus d’horizons très divers, car artpress a ceci de particulier d’être une revue d’art dont les pages consacrées à la littérature et à la philosophie sont aussi très suivies. Dans le dernier numéro d’artpress2, ce sont des artistes qui, renversant les rôles, parlent de la philosophie de François Jullien. Et quand, dans le cadre de la BnF, nous avons, il y a cinq ans, célébré notre quarantième anniversaire, nous n’étions pas peu fiers de faire se succéder sur la scène Alain Badiou, Georges Didi-Huberman, Pierre Guyotat, Michel Houellebecq, Philippe Sollers, Robert Storr, et les musiciens Robert Ashley et Kamilya Jubran. En décembre 1972, je terminais mon tout premier édito en insistant sur le fait que l’art n’était pas un phénomène isolé des autres domaines de la pensée. J’étais loin d’imaginer qu’il faudrait le réaffirmer, quarante-cinq ans plus tard, quand il semble qu’aux yeux d’une partie du public (que je n’aurais pas non plus pensé devenir aussi large), l’art contemporain est surtout localisé à l’intérieur d’une bulle spéculative…
Peut-être est-ce cet esprit d’ouverture qui nous a permis, alors que nous nous nous étions au tout début appuyés sur les avant-gardes radicales de la fin des années 1960 et des années 1970, d’être paradoxalement attentifs aux efflorescences qui, autour d’une définition trop stricte de l’art contemporain, commençaient à ébranler cette définition, à y pratiquer des percées. J’ai déjà eu l’occasion de reconnaître qu’écrire sur l’art conceptuel ne me prédestinait pas à m’intéresser un jour à l’art brut. L’artpress2 que nous avons consacré il y a quatre ans aux Mondes de l’art brut est l’un de nos best-sellers. Il faudrait aussi citer les dossiers et numéros sur les séries télévisées, les arts numériques, les images de la recherche spatiale, les arts modestes…
Évidemment, nous ne sommes pas les seuls à évoluer ! Le contexte aussi. Concernant le milieu de l’art proprement dit, je crois pouvoir distinguer trois époques. La première est celle de nos débuts, quand, à quelques notables exceptions près, les institutions publiques ignoraient l’art en train de se faire, que les amateurs étaient liés par la complicité, et les disputes, propres à tous les conspirateurs, et que les collectionneurs en France se comptaient sur les doigts de la main. Puis, deuxième époque, Jack Lang vint. Tout à coup, arrivaient au ministère de la Culture, dans les institutions, anciennes et nouvelles, des personnes avec qui nous pouvions dialoguer, qui venaient « du terrain », comme on dit, et les galeries commençaient à prospérer tandis qu’un plus grand public se familiarisait avec les formes nouvelles. Certes, nous ne perdions pas notre esprit critique pour autant, mais ces critiques étaient adressées à des interlocuteurs qui pouvaient les comprendre, qui entretenaient le même type de relations avec l’art que nous. Et puis, troisième époque, celle que nous traversons aujourd’hui, dont on pourrait croire, à voir les files d’attente devant les musées ou à l’entrée de la Fiac, qu’elle réalise nos voeux, mais qui pourtant soulève un étrange sentiment d’insatisfaction. Entre l’art contemporain et son public, s’interposent désormais, du côté des officiels, les technocrates et leur langue de bois, du côté du marché, au mieux les spéculateurs (du moins accordent-ils à l’art une valeur), au pire ces touristes d’un nouveau type, hype, au regard glissant. Leur instrumentalisation de ce qui ne doit surtout pas l’être, les oeuvres d’art, fausse l’approche de ceux qui ne viennent chercher dans la création contemporaine que l’expression de la pure liberté de la pensée.
Il va sans dire que je ne suis pas là en train de regretter un entre-soi. Ce n’est pas la tâche de ceux qui ont choisi d’être journalistes ! Je souhaite souligner qu’au bout de plus de quatre décennies, notre activité reste la même, seulement un peu plus compliquée à exercer. Les barbons d’avant-hier nous ignoraient tandis que les technocrates et les snobs d’aujourd’hui prétendent savoir. Au fil du temps, cela ne nous a conduits qu’à être plus réfléchis dans nos choix, à suivre de près l’actualité des institutions et du marché sans nous y soumettre, à entretenir notre curiosité pour ce qui échappe à ces institutions et à ce marché, à être toujours plus exigeants sur la qualité des textes. Cela fait d’artpress une sorte d’ovni (objet vivace non inféodé) dans le paysage. Tant que nous verrons venir vers nous de nouveaux lecteurs qui partagent cette curiosité, cette exigence, et cette indépendance, et de nouveaux jeunes auteurs désireux de s’exprimer dans le contexte que nous leur offrons,
artpress continuera de s’avancer vers de nombreux autres anniversaires.
Catherine Millet pages on literature and philosophy also have many avid readers. In the last issue of artpress2, the roles were reversed and it was artists who discussed the philosophy of François Jullien. And when, five years ago, at the BnF, we celebrated our fortieth birthday, we were very proud to welcome onto the stage Alain Badiou, Georges Didi-Huberman, Pierre Guyotat, Michel Houellebecq, Philippe Sollers, Robert Storr, and the musicians Robert Ashley and Kamilya Jubran. In December 1972 I concluded my first editorial by asserting that art was not isolated from other fields of thought. I had no idea that this would need to be reiterated forty-five years later, when it seems that part of the public (which I never expected to be so big) pictures art as existing essentially within the bubble of speculation.
Perhaps it is this spirit of openness that enabled us, when in our early days we focused on the radical avant-gardes of the late 1960s and the 1970s, to be paradoxically attentive to developments that were appearing on the margins and beginning to challenge an overly strict definition of contemporary art, creating openings within it. I recently had occasion to note that writing about conceptual art did not especially qualify me to be one day writing about art brut. And yet the artpress2 that we dedicated to outsider art four years ago is one of our best sellers. But I should also mention the issues about TV series, digital art, images of space research, the modest arts, etc.
Of course, we are not the only ones changing. The context, too, changes. Regarding the art world as such, I believe I can distinguish three periods. The first is the period of our early days when, with one or two noteworthy exceptions, public institutions ignored new art, lovers of that art formed a small band united by their shared interests, and the kind of arguments that always break out among “conspirators” could—along with the number of collectors in France—be counted on the fingers of one hand. The second period was ushered in by the arrival of Jack Lang at the Ministry of Culture, followed, in old and new institutions, by that of people we could talk to, people from the field. Galleries began to prosper and the general public started to become familiar with the new forms. Still, we did not lose our critical spirit, it was just that our criticisms were now addressed to interlocutors who could understand them, who had the same kind of relation to art as we did.The third period, which we are still in today, is the one that, judging by the queues outside museums and the FIAC art fair, has made our wishes come true, and yet it inspires a strange feeling of dissatisfaction. Between contemporary art and its public there is now the officialspeak of the administrators and technocrats and, from the market side, at best the speculators (at least they assign a certain value to art) and, at worst, these new art tourists with their Teflon gaze. Their instrumentalization of what should never be instrumentalized, artworks, distorts the approach of those who look to contemporary art for the expression of pure freedom of thought.
It goes without saying that I am not nostalgic for some cosy, closed art world of yore. I am a journalist, after all. I simply want to point out that after four decades, our activity remains the same, even if it has become a bit more complicated. Where in the past the old fogeys used to ignore us, today the technocrats and the snobs think they know it all. Over the years, that has incited us to be more thoughtful about our choices, to closely follow events and institutions without toeing their line, and to keep a keen eye on what escapes the institutions and the market, to be ever more demanding about the quality of our texts. This makes art
press something of a maverick. As long as we continue to welcome new readers who share that curiosity, those demands and that independence of mind, and new authors eager to express themselves in the context we provide, artpress will continue to advance towards many more birthdays.
Catherine Millet Translation, C. Penwarden