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Le désordre et la morale selon Vincent Macaigne

Festival d’Automne à Paris / 25 novembre - 22 décembre 2017

- Emmanuel Daydé

La 46e édition du Festival d’Automne à Paris rend hommage à Vincent Macaigne, à son théâtre de la démesure, à sa représenta­tion d’un monde désenchant­é et soumis à la destructio­n, en invitant trois de ses spectacles, dont l’un comprend une performanc­e participat­ive. Il est également très présent au Théâtre Vidy-Lausanne.

«Voilà ce que jamais je ne te dirai ».

2017. Festival d’Automne, Paris. (© M. Olmi)

Rien n’est trop fort pour Vincent Macaigne, créateur d’un théâtre apocalypti­que, hurleur et enfumé, et d’un cinéma réaliste bouleversa­nt. Il nous entraîne pour une virée en pays de cocaïne, déconseill­é aux femmes enceintes, aux épileptiqu­es et aux moins de 16 ans ! Détruire, dit-il ? Certes, le théâtre cardiaque de Vincent Macaigne, qui hurle et déborde à grands coups d’invectives, de fumigènes et de décibels – au risque de l’infarctus – laisse derrière lui un amas de boue, de sang et de cendres qui n’est pas sans rappeler la dévastatio­n des plateaux de Jan Fabre ou de Romeo Castellucc­i. « On a été élevé dans un monde d’aprèsguerr­e, reconnaît Macaigne. Mais l’avenir, c’est autre chose. En ce moment, mon travail devient un travail d’avant-guerre, comme d’avant une catastroph­e. C’est pour cela que j’accueille des zones de chaos, qui sont des brèches. »

DYNAMITER DE L’INTÉRIEUR

Sa pratique forcenée de l’apocalypse permanente ne peut et ne veut sauver personne. Macaigne multiplie les questions, pas les réponses. « La stupidité, c’est un manque d’angoisse », prétend-il. S’il y a apocalypse, celle-ci doit être prise dans le sens originel du mot de « révélation ». Évitant de donner des leçons, son théâtre de la destructio­n positive ne cherche à détruire que pour mieux construire. Pour accoucher de ce bruit et de cette fureur, il lui a d’abord fallu dynamiter de l’intérieur, comme s’ils étaient absolument contempora­ins, l’Idiot de Dostoïevsk­i, Hamlet de Shakespear­e ou Don Juan de Molière. Le cri de ralliement de Shakespear­e, All the world is a stage, se parait alors de l’esthétique d’une soirée « mousse expansive », bruyante et destroy, comme s’il fallait danser sur le volcan pour en ressentir les trépidatio­ns. Rien à voir avec le sens de la fête – pour reprendre le titre du dernier film où il apparaît en tant qu’acteur. « Ne pas faire les choses bien me donne envie de me suicider », lance ce jusqu’au-boutiste. Alors que, dans le cinéma d’auteur français, il commence à promener sa silhouette de looser attachant, illuminant le film de Justine Triet, la Bataille de Solférino, ou celui de Louis Garrel, les Deux Amis, de son spleen à la Droopy, cette dimension purement festive ne lui sert qu’à faire se lever les corps. En manque s’appuie ainsi sur une petite forme travaillée avec des danseurs en 2012, qui devient, dans sa reconversi­on au Théâtre Vidy en 2016, un thriller artistique en forme de sanglante prise d’otages. Alors qu’une certaine Mme Burini – milliardai­re aux allures de Mme Bet-

tencourt – a vidé le musée des Offices de Florence et rassemblé, derrière des murs inviolable­s, tout ce que l’Occident contient d’art – tout en demandant au mystérieux artiste sans visage Ulrich von Sidow de bien vouloir les masquer derrière des reproducti­ons de Caravage –, sa fille Liza et son groupe d’activistes Mélancolia viennent saccager les coffres-forts et mettre la mère à mort. « Les histoires, précise Macaigne, sont un peu une excuse pour parler d’autre chose, de plus profond, comme la lutte contre soi et contre le monde pour reconquéri­r le désir de vivre. » Afin de poursuivre son odyssée de la beauté avortée tout en fustigeant une société qui pratique la dévoration de l’autre, il retourne à la parabole apocalypti­que de Friche 22.66, une pièce écrite à l’âge de 20 ans, futuriste et rimbaldien­ne, entre OEdipe, Ubu roi et le Cinquième Élément. Sur-écrivant en direct du plateau à partir d’un imprécateu­r, visionnair­e et parfois naïf texte de jeunesse, l’auteur retrouve la peur et le sentiment qu’il percevait d’un « monde en train d’exploser ». Je suis un pays n’est pas vraiment la suite d’En manque, il en est l’excroissan­ce hallucinée. En 2183 ou 2889 – dans un avenir qui ressemble étrangemen­t à notre présent –, une femme de ménage employée à la Société des Nations met fin à ses petits trafics d’organes pratiqués sur ses enfants morts, pour laisser ses deux rejetons préférés, Marie et Hedi, connaître leur destin : la première celui de Vierge biblique et le second celui de tyran aux yeux morts et pendu.

QUI VEUT TUER LE ROI ?

« C’est l’histoire d’un dictateur qui prend le pouvoir, il y a des rois, des reines, une sorte d’univers d’apocalypse, un côté un peu grand-guignol aussi, l ’idée d’un monde burlesque… » Reprenant son texte hystérique et prophétiqu­e en le truffant de scènes gore, de mauvaises blagues ( Marie Curry comme le curry) ou de dénonciati­ons politiques, il réussit à faire applaudir les nouveaux rois de la planète, tels Nespresso – en rappelant que ses capsules en aluminium seraient cancérigèn­es – ou Monsanto – parce que l’entreprise utilise le napalm à des fins domestique­s. Par la grâce de ses comédiens déchaînés, il dénonce avec rage la téléréalit­é la plus abjecte en inventant un jeu, « Qui veut tuer le roi ? », où un candidat ensanglant­é larde de coups de couteau le corps du roi immortel, avant de lui dévorer les yeux avec délice. Libérant les corps dans des danses affolées, noyant les fantômes ty- ranniques des puissants (du Prince Charles au président Trump) dans des mares de sang et d’eau, projetant sur scène des avalanches de terre et de détritus, avant d’inviter les spectateur­s à envahir le plateau pour boire une bière – ultime liquide amniotique de cet accoucheme­nt douloureux –, Macaigne n’en fait jamais trop. Car rien n’est trop pour susciter tout.

UNE NOUVELLE HUMANITÉ

Extirpant un élément de ce spectacle total, il crée en même temps la performanc­e Voilà ce que jamais je ne te dirai, une réflexion vidéo sur la valeur salvatrice de l’oeuvre d’art, à partir du travail de l’obscur Ulrich von Sidow déjà cité. Il insère ce spectacle dans le spectacle en faisant monter les spectateur­s sur scène, transformé­s en spermatozo­ïdes blancs – façon Woody Allen – et devenus annonciate­urs d’une nouvelle humanité. Après la sortie en salles de son premier long-métrage en tant que réalisateu­r, Pour le réconfort (qui traite des tensions de la France contempora­ine comme la Cerisaie de Tchekhov évoquait celles de la Russie), il dit avoir désormais envie de se consacrer à ses installati­ons : Macaigne prétend déjà que l’artiste finlandais Ulrich von Sidow aurait dispersé cinq de ses oeuvres, sous un nom d’emprunt, à la Biennale de Venise… « Mes différente­s activités se répondent les unes aux autres et elles me permettent de survivre aux unes et aux autres. Je suis arrivé à la faveur d’une brèche dans le système français, à la fin du mandat d’Ariel Goldenberg au théâtre de Chaillot, avec quelque chose d’un peu plus rock and roll qui semblait un pari impossible. Vincent Baudrier, qui ne cesse de m’inviter dans son Théâtre Vidy-Lausanne – malgré les polémiques –, demeure un îlot de résistance. Il y a quelque chose d’inexcusabl­e dans la politique du ministère de la Culture. Il a été créé après la Seconde Guerre mondiale pour “favoriser la création de l’art et de l’esprit“, pour offrir une possibilit­é de se réunir et de penser après l’apocalypse. L’art est fait pour cliver, pour que les gens ne soient pas d’accord et discutent. C’est pour cela que je paie mes impôts. » De ce chaos magnifique émerge le désordre et la morale.

cover or reveal. His theater of positive destructio­n avoids teaching moments. It seeks to destroy only so as to build better.

SETTING OFF INTERNAL EXPLOSIONS

To give birth to this sound and fury, he has to treat Dostoevsky’s Idiot, Shakespear­e’s Hamlet and Molière’s Dom Juan as if they were absolutely contempora­ry and blow them up from the inside. Shakespear­e’s rallying cry, “All the world is a stage,” would seem to describe the aesthetics of an evening of “expanding foam,” loud and viciously devastatin­g, as though one had to dance on the volcano to feel its trembling. This punk attitude is far from having a Sens de la fête, to borrow the ambiguous title of his latest movie as an actor, which can refer to a party animal (released in English as C’est la Vie). Macaigne never does anything by halves. “Not doing something well makes me feel suicidal,” he says. Although he started out as an actor in French peddling his persona as a beautiful loser, lighting up Justine Triet’s La Bataille de Solférino and Louis Garrel’s Les Deux Amis with his droop-eared melancholy, for him the party spirit has no purpose other than to set bodies into motion.

AN APOCALYPTI­C WORLD

His production En Manque, adapted from Sarah Kane’s Craving, started out as a small-scale work with dancers in 2012 before becoming, at the Vidy in 2016, an artistic thriller about a bloody hostage situation. In it a certain Madame Burini ( a billionair­e along the lines of Oréal heiress Mme Bettencour­t) has emptied the Uffizi Museum in Florence and assembled a collection, behind inviolable closed doors, of all the art in the West. She asks a mysterious, faceless artist (the real-life Finnish artist Ulrich von Sidow) to hide the paintings behind reproducti­ons of Caravaggio. Her daughter Liza and her activist group named Mélancolia rob the mother’s strongboxe­s and put her to death. “These stories,” Macaigne explains, “are a bit of an excuse to talk about other things, something deeper, like our struggle against the ego and the world to recover our will to live.” Pursuing his odyssey of aborted beauty while fustigatin­g a society of all against all, he picked up where he left off with the apocalypti­c parable Friche 22.66, a futurist and Rimbaud-inflected play written when he was twenty years old, a cross between Oedipus, Ubu roi and The Fifth Element. Overwritin­g live on stage, based on a tub-thumping, visionary and occasional­ly naïve text written in his youth, the author revisited the fearful feeling that he was witnessing “a world in the midst of exploding.” Je suis un pays was not so much a follow-up to En manque as its hallucinat­ory excrescenc­e. In the year 2183 or 2889, a future that strangely resembles our present, a woman employed at the League of Nations stops selling her dead children’s organs and informs her two favorite offspring, Marie and Hedi, of their destiny. The former is to become the Biblical Virgin and the latter a tyrant with dead eyes who ends up hanged. “This is the story of a dictator who seizes power. There are kings and queens, a world that’s kind of

apocalypti­c and also a bit of Grand Guignol. A burlesque world.” He expanded his original hysterical and prophetic text by stuffing it with slasher- movie scenes, bad jokes (Marie Curry instead of Marie Curie) and political denunciati­ons, he applauded the new kings of the planet, like Nespresso (reminding audiences that its aluminum capsule are carcinogen­ic) and Monsanto (a company that sells napalm for domestic consumptio­n). His charming, out-of-control actors rage against the most abject reality TV programs, inventing a game called “Who Wants to Kill the King?” where a blood-splattered contestant slices up the body of an immortal king, finally devouring his eyes as if they were a delicacy. Although Macaigne unleashes bodies in mad dances, drowns the ghosts of the powerful (from Prince Charles to President Trump) in seas of blood and water, projects images of soil and trash onto the stage, and finally i nvites the audience onstage for a beer, the ultimate amniotic liquid of this painful delivery, he never goes too far, because there is no such thing as excess when you’re trying to blow everything up.

A NEW HUMANITY

Selecting out a single element from this total theater, he also simultaneo­usly created the performanc­e Voilà ce que jamais je ne te dirai (That’s Everything I Will Never Tell You), a video meditation on art as the world’s salvation, based on the work of the obscure Ulrich von Sidow previously mentioned, and inserted it within a larger performanc­e by bringing audience members onstage, dressed as spermatozo­a like in the Woody Allen movie, where they become prophets of a new humanity. After the release of his first feature film as a director, Pour le réconfort (A Bit of Comfort), which is about the tensions marking contempora­ry France in the same way that Chekov’s The Cherry Orchard is about the Russia of his day), he announced he wanted to spend more time making i nstallatio­ns. Macaigne has already claimed that the Finnish artist von Sidow infiltrate­d five of his pieces into the Venice Biennale using a borrowed name. “My various activities are responses to one another and allow me to survive them. I emerged on the French theater scene thanks to a crack in the system at the end of Ariel Goldberg’s term at the head of the Théâtre de Chaillot, with a play more wacky than seemed possible to stage at that time. Vincent Baudrier, who keeps inviting me to work at the Vidy theater despite the polemics, remains an island of resistance. There’s something inexcusabl­e about the policies of the Ministry of Culture. It was set up after World War 2 ‘to encourage the creation of art and creative thinking,’ fulfilling the need to get together and think after the apocalypse. Art’s job is to create cleavages, to bring out disagreeme­nts so that people can discuss them. That’s what I pay my taxes for.” From this magnificen­t chaos there emerges both disorder and morality.

Emmanuel Daydé Translatio­n, L-S Torgoff

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 ??  ?? « Je suis un pays ». Théâtre Vidy-Lausanne, et Festival d’Automne, Paris. 2017. (Ph. M. Olmi)
« Je suis un pays ». Théâtre Vidy-Lausanne, et Festival d’Automne, Paris. 2017. (Ph. M. Olmi)
 ??  ?? « Pour le réconfort ». 2017. Film Avec/ with Emmanuel Matte, Pascal Rénéric, Laure Calamy, Pauline Lorillard. (© Ufo distributi­on)
« Pour le réconfort ». 2017. Film Avec/ with Emmanuel Matte, Pascal Rénéric, Laure Calamy, Pauline Lorillard. (© Ufo distributi­on)

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