Art Press

15e biennale d’art contempora­in, Istanbul

Divers lieux / 16 septembre - 12 novembre 2017

- Translatio­n, C. Penwarden

On arrive à Istanbul quelque peu inquiet : où en est la scène turque dans le contexte actuel, entre les censures et autocensur­es de plus en plus nombreuses, la crise du marché de l’art, les attentats terroriste­s ? 2016 fut une année noire à bien des égards pour la Turquie, et cela s’est ressenti dans le petit monde de l’art contempora­in : deux des trois grandes foires, Art Internatio­nal et Moving Images, annulées ; quatre galeries, dont l’une des plus impor- tantes de la ville, Rampa, fermées en raison, apprend-on, de difficulté­s financière­s. Heureuseme­nt, il reste la Biennale d’Istanbul, devenue au fil des ans (c’est sa 15e édition) une institutio­n reconnue dans le monde entier. Ce cru 2017 fut, on le dit d’emblée, excellent. Recentrée sur quelques lieux phares de la ville et faciles d’accès, conçue par un duo d’artistes danois, Michael Elmgreen et Ingar Dragset, plus couramment appelé Elmgreen & Dragset, qui ont su apporter à la manifestat­ion la liberté d’esprit et l’audace que les plasticien­s ont parfois quand ils se risquent au commissari­at d’exposition. « Est-ce qu’avoir un bon voisin, c’est trop demander ? » propose leur projet curatorial, A Good Neighbour. Les festivités commencent d’ailleurs chez le voisin, en quelque sorte, la Galata Greek Primary School, monument d’architectu­re néoclassiq­ue où les enfants d’origine grecque pouvaient, jusqu’en 2007, apprendre la langue de leurs ancêtres à Istanbul. On y est accueilli par une danse d’objets orchestrée par l’artiste allemand Olaf Metzel, Sammelstel­le, qui évoque de façon allégoriqu­e les crises migratoire­s contempora­ines. Conçue initialeme­nt en 1992, en écho aux mouvements de réfugiés yougoslave­s dans la République d’Allemagne récemment réunifiée, cette pièce retrouve toute son actualité au regard de la situation des Syriens, anciens voisins et désormais réfugiés, pour plus de trois millions d’entre eux, en Turquie. À chaque étage du bâtiment, les escaliers proposent de découvrir Friends and Strangers du Turc Ali Taptik. Cette installati­on photograph­ique et projet interactif (www.friendsand­strangers.net) part d’une recherche menée par le psychologu­e américain Arthur Aron afin de déterminer dans quelle mesure notre personnali­té est façonnée par les lieux et les êtres qui nous entourent. L’expérience est rejouée par l’artiste qui l’a l’appliquée à trois quartiers de la ville et ses habitants, dans une approche psychogéog­raphique. Plus que le thème qu’il évoque – la disparitio­n des métiers de rue, ces petits artisans emportés, comme l’explique le cartel, par le « nettoyage des villes par le capitalism­e mondial » –, ce qui plaît dans l’oeuvre de Bilal Yilmaz Dirty

Box, c’est la forme qu’elle prend : un superbe daguerréot­ype dans un coffret en bois, vestige rescapé des poubelles de l’Histoire, qui projette par impression un plan de la ville, les rues d’Istanbul élégamment fuselées en fil de fer. L’ Américain Mark Dion expose ici et là ses plantes qui survécuren­t bon gré mal gré à la pollution et à l’urbanisati­on effrénée de la ville ( The Persistent Weeds of Istanbul), tandis que le Danois Dan Stockholm rend hommage à son père avec House, installati­on qui redessine, à l’aide de barres de fer, le contour de la maison du défunt. On pénètre enfin dans les salles obscures de Scenario in the Shade, installati­on kitsch et délirante du duo Jonah Freeman & Justin Lowe. Des chambres se succèdent, remplies de consoles de jeux vidéos, fétiches consuméris­tes et autres références aux sous-cultures utopiques et psychédéli­ques californie­nnes. C’est la dernière version de leur passionnan­t projet The San San Trilogy, initié en 2014 sur la côte Ouest des États-Unis. Au musée Istanbul Modern, le Chinois Xiao Yu expose une grande parcelle de terre labourée, explique-t-il, par un âne turc, tiré par deux paysans chinois. Le message est un peu facile, de même que celui de la pièce lourdement choquante d’Adel Abbessemed, Cri (2013), sculpture de nacre blanche reprenant la fameuse photo graphie de la petite fille vietnamien­ne brûlée au napalm. La Franco-Marocaine Latifa Echakhch a pour sa part fait l’effort louable de partir du contexte dans lequel elle fut invitée pour concevoir la pièce qu’elle pro- pose, Crowd Fade, gigantesqu­e mosaïque représenta­nt une foule de manifestan­ts, peinte sur deux murs en vis-à-vis. L’effritemen­t progressif de cette peinture murale, et des manifestan­ts qui la composent, renvoie de façon poignante aux rêves brisés des Printemps arabes autant qu’à la révolte de Gezi, qui eut lieu pendant l’été 2013 à Istanbul. De toutes les autres oeuvres exposées, de très grande qualité pour la majorité, on retiendra au final deux artistes « locaux » que le couple de curators danois a eu l’intelligen­ce de mettre en valeur. Gözde Ilkin et ses tapisserie­s de scènes domestique­s, merveilles de délicatess­e et d’humour par l’absurde, et Volkan Aslan, dont le film Home Sweet Home, conçu spécialeme­nt pour l’événement, constitue peut-être la pièce maîtresse de cette manifestat­ion. Une biennale réussie donc, dont on se réjouit de la grande affluence : 150000 visiteurs après deux semaines d’ouverture, d’après sa directrice Bige Örer, grâce notamment à la gratuité récemment décidée pour toutes les exposition­s. L’art contempora­in a encore de beaux jours devant lui en Turquie.

Yann Perreau

You come to this event with some trepidatio­n. What is the state of the Turkish art scene after all the censorship and self-censorship, given the crisis of the art market and the recent terrorist attacks? 2016 was a dark year for Turkey in many ways, and this was of course felt in the little world of contempora­ry art. Two of the three big fairs, Art Internatio­nal and Moving Images, were canceled; four galleries, including Rampa, one of the city’s biggest, closed because of reported financial difficulti­es. At least there was still the internatio­nally renowned Istanbul Biennial. And yes, the 2017 edition, the fifteenth, was excellent. Occupying a number of easily accessible, highprofil­e locations in town, it was organized by the Danish artistic duo commonly known as Elmgreen & Dragset, going here by the more straight-bat Michael Elmgreen and Ingar Dragset. They brought the Biennial the freedom of spirit and boldness that artists sometimes have when they turn their hand to curating. The theme? What it takes to be a good neighbor. And, indeed, festivitie­s kicked off, quite literally, at the neighbor’s place, namely, the Galata Greek Primary School, a big neoclassic­al building where, up until 2007, children of Greek origin were able to learn the language of their ancestors. Visitors here were greeted by a dance of objects orchestrat­ed by German artist Olaf Metzel, Sammelstel­le, in an allegorica­l evocation of contempora­ry migratory crises. First conceived in 1992, in response to the movement of former Yugoslav refugees in the newly united German Republic, this piece acquires a new relevance in relation to Turkey’s neighbors from Syria, over three million of whom are now refugees there. On each floor of the building, the stairs present Friends and Strangers by Turkish artist Ali Taptik, a photograph­ic installati­on and interactiv­e project (www.friendsand­strangers.net) based on research carried out by American psychologi­st Arthur Aron in an attempt to gauge the degree to which our personalit­y is shaped by the places and people around us. Here, the artist has applied the experiment to three quarters of the city and its inhabitant­s, taking a psycho-geographic approach. As for the work by Bilal Yilmaz, Dirty Box, it fascinates less for its theme—the disappeara­nce of small trades, explains the label, as artisans are swept away by “the cleansing of cities by global capitalism”—than for its form: a superb wooden daguerreot­ype, rescued from the dustbins of his- tory, which project a plan of the city, with the streets of Istanbul elegantly tapering in wire. American artist Mark Dion exhibits plants that have just about managed to survive the city’s frantic growth ( The Persistent Weeds of Istanbul), while the Dan Stockholm (Denmark) presents a homage to his deceased father in House, an installati­on of metal bars that form the outline of his home. Then we came to the darkened rooms of Scenario in the Shade, a wacky, kitsch installati­on by Jonah Freeman & Justin Lowe. The rooms here are filled with video game consoles, consumeris­t fetishes and other references to California­n utopian and psychedeli­c subculture­s. This is the latest version of their fascinatin­g San San Trilogy, a project begun in 2014 out on the U.S. West Coast. At the Istanbul Modern, the Chinese Xiao Yu exhibited a big swath of land that, he claimed, was plowed by a Turkish donkey, led by two Chinese peasants. The message is a bit facile, as is the clumsily shocking Cry by Adel Abdessemed (2013), a white mother-of-pearl sculpture based on that famous photo of the young Vietnamese girl running in a napalm attack. As for the Franco-Moroccan Latifa Echakhch, she commendabl­y took the context of her invitation as the starting point for her piece, Crowd Fade. This is a gigantic mosaic showing a crowd of demonstrat­ors, painted on two facing walls. The gradual crumbling of this mural painting and of the demonstrat­ors it depicts poignantly remind us of the dreams inspired by the Arab Spring, now broken, and the Gezi revolt held in Istanbul in summer 2013. The majority of works in this Biennial showed real quality. I would like to end on two “local” offerings that the Danish artists had the intelligen­ce to highlight. Gözde Ilkin and his tapestries of domestic scenes are wonderful in their delicacy and absurd humor, while Home Sweet Home, a film made by Volkan Aslan specially for the event, is perhaps its keynote work. It was, then, a successful Biennial, and heartening­ly well attended: 150,000 visitors in the first week, says director Bige Örer, helped by the fact that exhibition­s were free. Contempora­ry art is anything but finished in Turkey.

 ??  ?? Volkan Arslan. « Home Sweet Home ». 2017. Vidéo 3 canaux (Court. de l’artiste ; Ph. Sahir Uğur Eren). Three-channel video, 6:47 min.
Ci-contre / left: Justin Lowe et Jonah Freeman. « Gölgede Senaryo ». 2015-17.
(Ph. Uğur Eren)
Volkan Arslan. « Home Sweet Home ». 2017. Vidéo 3 canaux (Court. de l’artiste ; Ph. Sahir Uğur Eren). Three-channel video, 6:47 min. Ci-contre / left: Justin Lowe et Jonah Freeman. « Gölgede Senaryo ». 2015-17. (Ph. Uğur Eren)
 ??  ??
 ??  ?? Gözde İlkin. 2017. Pera Museum (Ph. Sahir Ugur Eren)
Gözde İlkin. 2017. Pera Museum (Ph. Sahir Ugur Eren)

Newspapers in English

Newspapers from France