Étranger résident, la collection Marin Karmitz
La Maison rouge / 15 octobre 2017 - 21 janvier 2018
La première oeuvre entrée dans la collection de Marin Karmitz est une photographie de Gotthard Schuh montrant le visage noir de suie d’un jeune mineur à l’oeil rivé sur l’objectif. Travailleurs de tous âges, enfants déguenillés, gens pauvres, usés, pourchassés, tels sont ces « autres » habitant notre terre, ces « étrangers résidents », que les oeuvres réunies depuis trente ans par le producteur et réalisateur nous invitent à envelopper du regard, à accueillir. Beaucoup d’entre elles sont des photographies, ce médium convenant sans doute mieux que tout autre à ces êtres malmenés, préoccupés du seul instant. Karmitz est attaché à la fragilité du support papier, à son caractère éphémère, qu’il décèle parfois dans le dessin. L’ensemble est dominé par le noir et blanc, et les formats – modestes – s’accordent eux aussi au monde tourmenté dont il témoigne. Pas de photographie plasticienne ici, presque pas de couleurs, à l’exception de celles, souvent sombres et très atténuées, qu’apportent les tableaux et les rares sculptures et installations qui ont trouvé place dans la collection, quelque peu austère, de cet homme exigeant, discret et grave, qui voit dans la représentation d’un visage la possibilité d’un accès à l’autre, et donc à soi-même. Des visages, des regards, l’exposition en regorge. Obsédants clichés de Roman Vishniac saisissant le quotidien des communautés juives d’Europe centrale ; troublants portraits de prostituées, de noctambules, de travestis cueillis dans la lumière de Christer Strömholm ; solitude des modèles coincés dans leur cadre par Dave Heath ; vi- sages froissés, écrasés de Chris Marker ; gueules grimaçantes de Stanisław Witkiewicz; et puis les figures tout en matière rugueuse et rocailleuse de Jean Dubuffet dialoguant avec la sculpture d’une tête celte datant de 200-100 avant notre ère et, plus loin, avec la peinture d’un Otage de Jean Fautrier ; et puis encore les gros plans de Christian Boltanski sur les regards de résistants allemands exécutés par les nazis, l’autoportrait et son double lippu par Bernard Dufour, le Portrait à géométrie variable de Martial Raysse, etc. Au total, près de quatre cents oeuvres qui, par fragments superposés, composent une sorte de portrait du collectionneur. Soigneusement pensée, la mise en espace comporte, au milieu du parcours, un couloir plongé dans la pénombre et desservant, sur l’un des côtés, sept « cellules » abri- tant des ensembles monographiques ou quasiment tels. Rares sont en effet, dans cette collection, les oeuvres isolées. Karmitz a coutume d’explorer le travail des artistes sur la durée et d’acquérir des séries susceptibles de rendre compte d’une oeuvre, et pas seulement d’un moment privilégié. Au sortir du couloir – inspiré du couvent San Marco à Florence, dont il a conservé la nudité –, l’exposition retrouve la lumière et s’élargit. Deux oeuvres monumentales animent de leurs légers mouvements la dernière partie, l’une de Boltanski et l’autre d’Annette Messager, ambiguë et grinçante à souhait.
Catherine Francblin
The first work Marin Karmitz acquired for his collection was a photo by Gotthard Schuh showing the soot-covered face of a young miner smiling directly into the camera lens. Workers of all ages, children in tattered clothes, poverty-stricken, weary and sometimes hounded people—these are the “others” inhabiting our Earth, the “stranger residents” that the works acquired over thirty years by movie producer and director (and distributor and operator of a chain of cinemas) Marin Karmitz invite us to wrap up in our gaze and welcome. Many of the pieces in his collection are photos, the medium that obviously works best to capture these human beings preoccupied with the moment. Karmitz prefers the fragility of works printed or otherwise done on paper, the ephemeral quality he sometimes glimpses in drawings. The work in this exhibition is mostly black and white, and the modest formats also correspond to the tormented world they bear witness to.There’s no art photography here and practically no colors, except for the often somber and highly attenuated tones in the paintings and the rare sculptures and installations that have found a place in the somewhat austere collection assembled by this demanding, discreet and grave figure who sees in the representation of a face the possibility of accessing others and thus himself. This exhibition is most basically about faces and gazes. Roman Vishniac’s obsessive snapshots of daily life in Central European Jewish communities; the disturbing portraits of prostitutes, transvestites and other inhabitants of the night captured in the light by Christer Strömholm; the solitude of models imprisoned in their frames in the work of Dave Heath; Chris Marker’s wrinkled, beaten faces and the wild ones of Stanislaw Witkiewicz; then Dubuffet’s rough-hewn, gravelly figures in dialogue with a sculpture dating to 200-100 BCE, and further along, a painting of a Hostage by Fautrier; and Christian Boltanski’s close-ups of the gazes of German resistants shot by the Nazis, the self-portrait and its big-lipped double by Bernard Dufour, Martial Raysse’s Portrait à géométrie variable, and so on. A total of nearly four hundred pieces that, if seen as superimposed fragments, add up to a portrait of the collector. At mid-point in the well-thought-out exhibition path a corridor plunges into darkness and opens, on one side, onto seven “cells” housing solo (or almost solo) displays. Few pieces are shown in isolation, and they were rarely acquired one by one. Karmitz likes to explore the work of an artist over the long term and purchase series that give a sense of a body of work and not just an instant in time. When visitors exit from the corridor, inspired by the San Marco convent in Florence (nudity and all), they find themselves once more in the light as the exhibition swells around them. Two monumental pieces animate the last segment with their slight movements, one by Boltanski and the other by Annette Messager, ambiguous and perfectly grating.
Translation, L-S Torgoff