Art Press

Être moderne : le MoMA à Paris

Fondation Louis Vuitton / 11 octobre 2017 - 5 mars 2018

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Une exposition où figurent, dans la première salle, cinq oeuvres iconiques disposées avec un raffinemen­t extrême ne peut que donner envie de continuer. Des chefs-d’oeuvre, on en verra encore dans cette exposition. Par exemple, la Compositio­n en noir, blanc et rouge de Mondrian peinte à Paris en 1936, ou, plus loin, la toile Map de Jasper Johns et, à l’étage suivant, le caisson lumineux de Jeff Wall d’après l’Homme invisible de Ralph Ellison. Mais le propos des deux cents oeuvres réunies ici par les conservate­urs du MoMA ne se résume pas à une simple présentati­on de chefsd’oeuvre. D’une part, parce que si le musée américain en possède un grand nombre, absents de la sélection, il n’a pas seulement acquis des oeuvres majeures (il lui est d’ailleurs permis, contrairem­ent aux musées français, d’en revendre ou d’en échanger certaines). D’autre part, parce que le choix parisien vise davantage à retracer une histoire, celle du premier musée à s’être défini comme « moderne », c’est-àdire engagé dans le présent. À cette histoire ont pris part, dès le début et de façon essentiell­e, de grands collection­neurs et mécènes passionnés par l’art européen. Ainsi l’emblématiq­ue Baigneur de Cézanne acquis en 1934, soit cinq ans après la première exposition du MoMA dans un espace loué sur la 5e Avenue, est un legs de l’une de ses trois fondatrice­s. De même l’Atelier de Picasso, exposé un an après la création de l’institutio­n, lui a été offert par l’héritier des voitures Chrysler en 1935. Dans ces années arrivent également au musée des objets industriel­s (roulement à bille, soupape de vidange, etc.) qui illustrent à la perfection sa vocation moderne. Cette pluridisci­plinarité exemplaire apparaît tout au long du parcours qui expose côte à côte peintures, sculptures, dessins, photograph­ies, films et objets. Quel plaisir d’être placé presque simultaném­ent devant une peinture de Max Beckmann évoquant l’urgence d’un départ d’Allemagne dans les années 1930 et les images des premiers films achetés par le musée : le légendaire Cuirassé Potemkine exaltant la rébellion des occupants du navire et le joyeux Steamboat Willie, où l’on voit Mickey prendre le large aux commandes d’un bateau. Mais si ces oeuvres sont entrées tôt dans les collection­s, beaucoup de celles que l’exposition présente dans un enchaîneme­nt chronologi­que familier, à l’instar du magnifique ensemble de trente-deux Campell’s Soup Cans de Warhol ouvrant la séquence dédiée au pop art, l’ont été bien plus tard (à partir des années 1990 pour la plupart des oeuvres du dandy de la Factory). De sorte que l’exposition déroule sous nos yeux une certaine histoire idéalede l’art moderne, reconstrui­te, fabriquée, plutôt que l’histoire du musée – livrée tant par les cartels que par le catalogue (1). À l’accrochage qui fait se succéder les oeuvres de manière à refléter une histoire de l’art reconnue (pour ne pas dire brevetée), s’ajoute le biais introduit par une forme d’échantillo­nnage impropre à témoigner de la réalité du musée. Quand on pense à la remarquabl­e présence de l’expression­nisme abstrait dans les collection­s du MoMA, il est désolant que celui-ci ne s’incarne pas plus généreusem­ent dans l’exposition. De façon semblable, on dira que ne retenir qu’une peinture (au demeurant très belle) de Stella ne rend pas compte du poids qu’a l’artiste au sein de la collection, riche de nombreuses oeuvres de ses différente­s époques. Certes, il fallait bien, pour loger la sélection dans le bâtiment de Gehry, la restreindr­e, quitte à négliger quantité d’artistes importants (voire à leur préférer tel petit Richter pitoyable sous prétexte qu’il traite du 11 septembre). Car le MoMA, comme l’écrit Glenn D. Lowry, son directeur, est un work in progress, tenu de représente­r la diversité des intérêts des créateurs et leur évolution dans le temps. On entre alors dans le secteur de l’art contempora­in, une zone de plus en plus incertaine à mesure qu’on s’approche du présent. Le fameux récit moderne se perd dans les tas de bonbons de Gonzalez-Torres ou les dessins de l’artiste turque Asli Çavuşoğlu. Autant les acquisitio­ns du départemen­t du design (Emojis, Symboles Google) paraissent relever de la mission d’un musée moderne, autant d’autres semblent participer de ce que Suzanne Pagé nomme, dans la préface du catalogue, l’« esprit de tâtonnemen­t » ; un esprit qui, dit-elle, constitue l’horizon indépassab­le de qui entend être moderne », et qui pourrait avoir été, plus que ne le montre l’exposition, celui du MoMA depuis toujours.

Catherine Francblin

(1) Catalogue où les oeuvres sont reproduite­s selon leur date d’entrée dans le patrimoine du musée ; le tableau de Signac, par exemple, y voisine avec l’oeuvre en néon de Nauman. ——— When you come upon five elegantly displayed iconic works in an exhibition’s very first room, obviously you’re glad you came. This show is stuffed with masterwork­s. For example: Mondrian’s 1936 Compositio­n in Black, White and Red, painted in Paris, then Map by Jasper Johns, and continuing upstairs, a lightbox by Jeff Wall, After “The Invisible Man” by Ralph Ellison. But this ensemble of two hundred pieces chosen from MoMA’s collection by its curators is more than a simple flaunting of its wealth. This is for two reasons. First, while New York’s flagship modern art museum holds a huge number of capital works absent from this selection, its acquisitio­ns are not limited to that category. (Unlike French museums, MoMA is allowed to resell or exchange some acquisitio­ns). Second, the aim of this Paris show is to retrace the history of the first museum to define itself as “modern,” or, in other words, to feature works of its own time. Since the beginning, world-class collectors and patrons fascinated by European art have been essential actors in this story. For example, Cézanne’s emblematic Bather, acquired in1934, only five years after MoMA held its first exhibition in a rented space on Fifth Avenue, was a bequest by one of its three founders. Similarly, Picasso’s The Studio, first shown a year after the museum’s founding, was a gift from a Chrysler heir in 1935. These years also saw the accession of industrial objects, such as ball bearings and an oil-draining valve, that perfectly illustrate the museum’s modernist calling.

This exemplary cross-disciplina­ry approach runs through the whole Paris exhibition, with paintings placed alongside sculptures, drawings, films and objects. What a pleasure to find yourself almost simultaneo­usly in front of a 1930s Max Beckmann painting evoking the urgency of his departure from Germany and stills from the first films purchased by the museum, including the legendary Battleship Potemkin, with its exaltation of a sailors’ rebellion, and the joyous Steamboat Willie, where Mickey Mouse sets out to sea as a ship’s captain. But while these works found a home in MoMA’s collection­s early on, that event came later for many of the pieces in this show, even though they are presented in a familiar chronologi­cal order, like the magnificen­t ensemble of Warhol’s thirty-two Campbell’s Soup Cans that begins the segment on Pop Art (most of his work was not acquired until the 1990s). Consequent­ly, what this show gives us, in both the wall texts and the catalogue, is a reconstitu­tion—a tendentiou­s remake—of a certain idealized version of art history, rather than a history of the museum itself.(1) Although the works in this exhibition are hung in a succession that follows a well-known (almost patented) narrative about modern art, neither that succession nor the selection reflects the museum’s realworld path. Considerin­g MoMA’s remarkably strong Abstract Expression­ist collection, it’s a shame that this is not more generously reflected in this presentati­on. Likewise, it’s disappoint­ing that Stella is represente­d by only one (admittedly excellent) painting, incon- gruous in light of the richness of the museum’s holdings of work made by this artist during the various and varied periods of his career. Of course, in order to fit this show into Frank Gehry’s container, the number of works per artist had to be restricted so as to not neglect many other major figures. (Does that explain Gerhard Richter’s solitary, pitifully small-format piece, with the excuse that it’s about 9/11?) As the MoMA’s director writes, the museum is a work in progress whose brief is to reflect the diversity of the interests of its artists and their evolution over time.The famous modernist narrative gets lost amid Felix GonzalezTo­rres’s piles of candy and the drawings of the Turkish artist Asli Çavuşoğlu. While the design department’s acquisitio­ns (such as Google’s Emojis) seem appropriat­e for a modern art museum’s mission, others seem marked by what Susan Pagé, in the preface to the catalogue, calls the “laboratory spirit,” a mindset that, she says, constitute­s the unsurpassa­ble horizon for those who define themselves as “being modern, and that could well, more than this exhibition shows, have been the spirit of MoMA ever since its founding.

Translatio­n, L-S Torgoff

(1) The artworks reproduced in this catalogue are arranged in the order in which they were acquired, so that, for instance, neighborin­g the Signac painting is a Nauman neon.

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De g. à dr. / from left: Sherrie Levine, Jeff Wall, Christophe­r Wool
Ci-dessous / below: Janet Cardiff. « The Forty-Part Motet »
Ci-dessus / above: De g. à dr. / from left: Sherrie Levine, Jeff Wall, Christophe­r Wool Ci-dessous / below: Janet Cardiff. « The Forty-Part Motet »
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 ??  ?? « Être moderne: le MoMA à Paris ». Vue de l’exposition. À gauche/ left: B. Nauman.“Being Modern: MoMA in Paris“. Exhibition view
« Être moderne: le MoMA à Paris ». Vue de l’exposition. À gauche/ left: B. Nauman.“Being Modern: MoMA in Paris“. Exhibition view

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