Per Kirkeby la grande érosion
Per Kirkeby’s Brickworks. Richard Leydier
Jusqu’au 22 décembre 2017, la cour vitrée du Palais des études, aux Beaux-Arts de Paris, accueille un ensemble de sculptures en brique de l’artiste danois (né en 1938). C’est la première fois qu’une exposition (dont le commissariat est assuré ici par Jill Silverman van Coenegrachts et Thierry Leviez) est intégralement consacrée à cette part de l’oeuvre. En apparence moins connue que le versant pictural, elle se déploie néanmoins depuis les débuts de l’artiste au milieu des années 1960, souvent dans des formats monumentaux. En parallèle, les Cahiers d’art exposent, à Paris, un ensemble de peintures et quelques sculptures, jusqu’au 20 janvier 2018.
Per Kirkeby: « Dans les strates métaphysiques qui sous-tendent mes oeuvres, il y a des principes architectoniques, des structures, qui apparaissent clairement, presque littéralement, dans mes sculptures en brique. Mais elles sont présentes aussi dans mes peintures. C’est sans doute la raison pour laquelle les sculptures se sont imposées à moi pendant si longtemps et, souvent, sans que personne n’en veuille. Elles m’ont beaucoup embarrassé (1). » J’ai toujours été fasciné par cette fissure franche, cette faille scindant l’oeuvre de Per Kirkeby en deux territoires en apparence contradictoires. D’un côté, il y a les peintures. Des manières de paysages quasi abstraits en équilibre, sur le point de s’effondrer, de coupes verticales dans le souvenir des falaises du Groenland visitées à plusieurs reprises par l’artiste au cours d’expéditions. Pour Kirkeby, l’acte de voir demeure fondateur, presque une discipline à part entière, et ce qu’on nomme « peinture » lui apparaît comme une sorte de « décodeur » du réel. Travaillés selon la méthode du all-over, les tableaux naissent d’un magma primordial et informe, dont l’artiste s’emploie à obtenir la maîtrise en alternant gestes prémédités et fortuits. C’est là un processus long, au cours duquel il lutte en permanence contre sa propre virtuosité et les fausses bonnes idées du soir, et où les recouvrements successifs concourent à dévoiler une sorte de géologie du tableau, à faire émerger une structure initialement entrevue. De l’autre côté se tiennent les sculptures en briques. Elles tranchent résolument avec les peintures en raison de leur netteté et de leur solidité architecturale. La première de ces oeuvres est réalisée en 1966. Elle est contemporaine des premiers tableaux de l’artiste, qui développe alors une forme de pop art européen. Née d’un empilement de briques non scellées par le mortier, cette première oeuvre doit sans doute à l’art minimal américain, mais aussi, dans une certaine mesure, à l’arte povera. Peu à peu, la sculpture de Kirkeby gagne en ampleur, jusqu’à atteindre des dimensions monumentales à partir du début des années 1980. De structures fermées, elle évolue vers des formes ouvertes qui invitent à déambuler en leur sein. Et elle a, au fil du temps, largement débordé les fondements monosémiques de l’art minimal, pour investir des contrées plus historiques et oniriques. L’artiste s’est longtemps interrogé sur ce schisme – qui pourrait à certains égards être envisagé comme une schizophrénie –, à travers une réflexion sur le pur et l’impur. Les sculptures relèveraient davantage du monde des idées – Kirkeby en couche la forme sur le papier et en délègue la réalisation à des artisans-maçons –, tandis que les tableaux surgiraient davantage du royaume de l’inconscient. Et pourtant, il sourd des unes comme des autres une même structure secrète. De manière plus immédiate du côté de la sculpture, avec un « retard » du côté de la peinture. « Les blocs de brique sont la structure de mes peintures, leur échafaudage intérieur, leur squelette (2) », nous précise l’artiste.
MODESTIE ARCHITECTURALE « L’oeuvre qui à la fois est là et n’est pas là. Que l’on n’a pas besoin de contourner parce qu’on peut y entrer. Qui est d’apparence massive et pourtant transparente. Qui ressemble à un bâtiment mais qui n’en est pas un, qui n’est pas une sculpture agrandie, et qui n’hésite pas non plus entre les deux. Elle est totalement ce qu’elle est et ne pose pas ces questions. Mais peut-être d’autres questions. Sur l’espace de ciel entrevu. Sur la pérennité des murs, la précarité des maisons. Sur la sagesse humaine libérée des fardeaux intellectuels. Sur le fait de jouer à cache-cache et d’avoir un mur contre lequel on peut jouer au ballon (3). » Deux sources architecturales ont innervé d’une manière particulièrement forte la pratique sculpturale de Kirkeby. L’artiste a grandi à l’ombre de l’église Grundtvig (Copenhague, 1921), impressionnant édifice de briques dont la façade évoque les tuyères d’un orgue. Kirkeby évoque par ailleurs de manière générale l’influence de l’habitat social dans les banlieues de Copenhague, de toutes ces maisons très simples, dont on a saupoudré la nature danoise. Il avoue aussi une certaine tendresse pour les transformateurs électriques, édifices de brique encore, au premier abord sans qualités, mais dans lesquels il décèle une sorte de modestie architecturale. Labyrinthe (2017) est une oeuvre sur laquelle on bute littéralement lorsqu’on entre dans le Palais des études. Imposante, ceinte de hauts murs, ouverte sur le ciel, elle invite à la pénétrer par deux passages ménagés de part et d’autre de ses deux longueurs. On peut ainsi entrer par la première porte, arpenter ses deux longs couloirs, contourner le mur central, et ressortir de l’autre côté. Un peu comme dans certaines installations de Bruce Nauman, où l’on pense être revenu au point de départ alors qu’on est arrivé ailleurs. Ou vice-versa. La traversée de cette oeuvre procure une drôle de sensation. Tout d’abord, un sentiment de sécurité, de bienveillance, de chaleur due en partie à la nature de la brique, mais aussi à l’harmonie profonde qui émane de l’alternance entre les angles et les formes absidiales accueillantes – c’est là un sentiment que j’ai éprouvé autrefois dans certaines églises de Ravenne. Oscillant entre sculpture et architecture, Labyrinthe est une sorte de havre qui isole du fracas du monde, une silencieuse chambre de méditation. Mais peu à peu, cette sensation première est légèrement mise à mal par quelques détails architectoniques. D’étroites meurtrières, héritées des zip de Barnett Newman, saignent les parois, mais elles ne scandent pas l’espace selon un rythme régulier. Et puis on finit par percevoir d’infimes différences dans l’organisation des volumes. Depuis le premier étage du Palais, surplombant l’oeuvre, on comprend qu’une subtile symétrie contrariée a présidé aux plans de ce Labyrinthe, et que notre première impression de paix apparaît quelque peu troublée par ce que l’artiste appelle une « inquiétude asymétrique ». On retrouve ici, minoré, le déséquilibre figé qui est à l’oeuvre dans les peintures de Kirkeby. QUADRATURE DU CERCLE « À Toulouse, j’habitais un petit hôtel juste à côté de la grande église romane SaintSernin. Matin et soir, je levais le regard vers le grand clocher qui s’élève au-dessus du transept… Et un matin que le brouillard familier reposait sur la ville, avec cette clarté qui laisse bien en vue le clocher mais efface par couches l’arrière-plan, je le vis soudainement. Je vis qu’une forme engendrait l’autre (4). » Ce souvenir toulousain est épiphanique. Kirkeby constate de quelle manière, au travers de très subtiles liaisons architectoniques, les formes rondes engendrent peu à peu le carré au fur et à mesure que le regard s’élève sur le clocher de Saint-Sernin. Il n’est pas étonnant qu’un artiste qui tente de résoudre le conflit entre pureté et impureté s’intéresse au problème de la quadrature du cercle. Disposées les unes à la suite des autres, Grenoble I, II et III (1991-92) sont des sculptures qui se déploient cette fois-ci au ras du sol. Elles ont été initialement créées à l’occasion d’une exposition au Magasin de Grenoble au
début des années 1990. Enchaînant les structures pyramidales, inversées ou non, le cercle et le carré y dialoguent allègrement. Hautes comme des margelles, ces oeuvres évoquent des puits. Certes, le regard perçoit en leur centre le sol du Palais des études, mais la pensée, elle, s’y enfonce néanmoins par l’imagination, profondément. Comme dans l’introduction à Brève Histoire du monde d’Ernst Gombrich, lorsque ce dernier use de la métaphore d’un puits, dans lequel on laisserait tomber une feuille de papier enflammée illuminant les parois au fil de sa lente descente, pour évoquer le travail de l’historien. Ces trois oeuvres nous plongent en effet dans l’histoire. On songe à des chantiers archéologiques, aux vestiges d’un baptistère paléochrétien, à ceux d’une pyramide maya. On pense aussi, plus lointainement, aux ziggourats babyloniennes. Matériau organique, la brique est commune à toutes les civilisations. Faite de terre, elle est un concentré de géologie reconditionnée par les hommes, une « nature construite ». Les sculptures de Kirkeby contiennent ainsi une ancestrale sagesse de la construction, de l’abri. Et si l’artiste aime tant le néogothique de l’église Grundtvig, c’est que ce moment architectural « moyenâgeux », qui consiste en une relecture d’un passé glorieux, est précisément un moment de pause et de synthèse, de seuil entre une histoire plusieurs fois millénaire et ce qu’il nomme les « cristaux » de l’architecture moderne. Il est souvent question de seuil et de passage dans les sculptures de Kirkeby. MEMENTO MORI « Le “paysage”, ce sont des figures enterrées. Comme dans la nature morte, les pots, les verres et les vieux fromages angoissés. Les silhouettes se contorsionnent dans des positions pornographiques, comme dans une bande dessinée italienne. La tombe n’est qu’une couverture, un arrangement avec l’impuissance. Malgré toute leur beauté, les monuments artistiques – souvent taillés en forme d’arbre – provoquent un frisson. Nous, les “peintres de paysage”, nous nous tenons là, avec le pinceau et la spatule, tels des tailleurs de pierre de cimetière (5). » Les Stèles (1966-2016) sont en ce sens particulièrement émouvantes. Toutes différentes par les décrochements, saillies, structures cruciformes, inversées ou non, qui animent, de manière symétrique ou asymétrique, leur « corps » de brique, elles s’élèvent comme des tombes. Ou des humains pétrifiés. Leur présence s’impose, forte, silencieuse et bienveillante encore. Elles nous introduisent d’autant plus à une humanité atemporelle. À la fois
les hommes qui nous ont précédés, et ceux qui viendront après nous, habiteront eux aussi des maisons de brique, et leurs enfants joueront à cache-cache ou au ballon contre leurs murs. C’est assez rare, en fait, un oeuvre qui invite à des visées si universelles, comme ça, l’air de rien, juste par la présence d’une sculpture très simple. Le véritable matériau de Kirkeby, ce n’est pas la brique, ni même la peinture : c’est le temps. Ses oeuvres nous embrassent, ou bien elles nous confrontent amicalement à notre condition d’humain fragile. Et cela demande une certaine humilité, de prendre conscience que nous ne sommes qu’une simple petite brique parmi d’autres, dans la construction d’un large édifice. Ces sculptures ne nous maintiennent pas orgueilleusement à l’extérieur d’elles-mêmes, au contraire de nombreuses oeuvres actuelles. Kirkeby ne fait pas de l’art contemporain. Il fait de l’art, tout simplement. Or le temps, on le sait, dévore tout. Ces sculptures qui sont des monuments contiennent en elles-mêmes la promesse de leur propre destruction. Tout est voué à disparaître à plus ou moins long terme. Les hommes, les pierres, les arbres comme les briques. Tout retourne à la géologie, tombe en poussière, s’agrège lentement en strates compactes, qui seront peut-être mises au jour par un peintre du futur. Dans le jardin de sa maison sur l’île de Laeso, les sculptures de l’artiste s’effondrent peu à peu, subissant les outrages du climat nordique et du temps qui passe. « Le grand processus d’érosion que même l’humanité dans toute son histoire n’aura jamais la possibilité de voir – l’érosion complète d’une chaîne de montagne de la taille des Alpes – devient visible grâce à la nature construite. L’évolution d’un bâtiment à sa ruine est sans doute à l’origine de l’idée géologique de la destruction. L’architecture renferme non seulement l’histoire naturelle mais aussi, comme on le sait depuis l’école, l’histoire et la biographie personnelle. Puisqu’on y habite (6). » Richard Leydier est critique d’art et commissaire d’expositions. Il vit et travaille à Paris. (1) Per Kirkeby, Manuel, trad. Inès Jorgensen, éditions Paris Musées, 1998, p.43. (2) ibid. p.43. (3) ibid. p.51. (4) ibid. p.23. (5) ibid. p.167 (6) ibid. p.8.