Nalini Malani une féministe en Inde
Nalini Malani. Matriarchy and Alpha Males. Devika Singh
Artiste pionnière de la performance, de l’art vidéo et de l’installation en Inde, Nalini Malani (née en 1946) crée des personnages essentiellement féminins, victimes de violences, ou abandonnés, victimes d’une urbanisation outrancière. À travers ces figures, l’artiste confronte récit ancestral et histoire contemporaine, et engage une réflexion sur la survie de l’humanité. Elle expose au Centre Pompidou jusqu’au 8 janvier 2018.
Pierres angulaires d’une oeuvre riche et exigeante, les théâtres d’ombres de Nalini Malani tissent, à travers une variété de médiums, engagement politique et prise de position féministe. Présentées dans de nombreuses expositions internationales et ayant rejoint les collections du Centre Pompidou, du MoMA de New York ou du Kiran Nadar Museum of Art de Delhi, ses installations ont une apparence envoûtante. Elles empruntent pour cela à la peinture kalighat du Bengale et transposent un foisonnement de formes saisissantes, peintes en revers sur des cylindres transparents en rotation, à la manière des lanternes magiques. Ces superpositions d’images composent une vision onirique du monde, dans laquelle évoluent des animaux et des créatures mutantes que l’on trouve aussi bien dans les fables et les mythes indiens, qu’européens. À ces images se mêle l’ombre des spectateurs, ainsi entraînés dans l’espace narratif. Une installation présentée à la Documenta en 2012 et inspirée du roman intitulé Cassandra (1984) – titre emprunté au poème de Faiz Ahmad Faiz, In Search of Vanished Blood –
de l’écrivaine féministe allemande Christa Wolf, avait ainsi captivé les visiteurs immergés dans l’installation. VIOLENCE ET PAUVRETÉ Au Centre Pompidou, Remembering Mad Meg forme l’épine dorsale de la rétrospective organisée par Sophie Duplaix. S’y mêlent des visions de femmes de condition inférieure, comme le souligne l’artiste et théoricienne néerlandaise Mieke Bal : « Des jeunes filles, prises au piège d’une histoire de violence et de pauvreté, l’une a perdu une jambe sur une mine ; une autre, à la manière d’Alice, saute à la corde, version innocente de la répétition ; une jeune fille sans abri ou une manifestante qui urine en public sont des expressions de la pauvreté, mais évoquent aussi le prestigieux précédent de Rembrandt (...). Torture et exécution à la Goya ; monstre se métamorphosant en femme, ou l’inverse… » L’installation tire son titre d’un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, Margot la folle (1562), sorte de personnage dévoyé qui symbolise, aux yeux de Malani, l’un des derniers espoirs pour sauver l’humanité. Dans d’autres oeuvres, elle s’inspire des mythes de Médée et de Cassandre. Cependant, ce n’est pas tant la place des femmes dans la société que la part féminine du monde que Malani souhaite mettre en exergue, « afin de revisiter, selon un point de vue féminin, l’histoire écrite par les hommes », explique-t-elle. Une oeuvre de jeunesse, Onanism (1969), produite alors que Malani était encore étudiante à la J.J. School of Art de Bombay, mais encore inédite, témoigne à la fois de son engagement féministe et de son rôle précurseur, en Inde, dans l’utilisation du film au sein des arts visuels. Dans ce courtmétrage noir et blanc, tourné en 16 mm, la caméra suit une femme aux cheveux longs et détachés, prise de mouvements convulsifs, un drap entre les jambes. Évocation du plaisir féminin, mais aussi de l’hystérie et de son stigma, ce film fut rejeté par les artistes hommes qui l’entouraient à ses débuts, tel le peintre Akbar Padamsee. Celui- ci avait pourtant invité Malani à participer à l’atelier Vision Exchange Workshop, qui joua un rôle d’incubateur pour les expérimentations cinématographiques de l’artiste. Nalini Malani émerge à Bombay au moment où la scène artistique indienne est encore dominée par les peintres masculins du Progressive Artists’ Group. Plus de dix ans après, elle reste la seule femme représentée dans l’exposition manifeste des artistes de l’école d’art de Baroda, Place for People (1981), et parvient à s’imposer dans un univers essentiellement masculin. Inspirée de la AIR Gallery de New York, elle monte, avec la sculptrice Pilloo Pochkhanawala, le projet d’une exposition d’envergure consacrée aux artistes indiennes. Mais après plusieurs années, marquées notamment par le décès de Pochkhanawala et le manque de moyens, elle renonce et commence, en 1987, à exposer collectivement avec un groupe plus restreint d’artistes (Nilima Sheikh, Arpita Singh et Madhvi Parekh). Avec celui-ci, elle réalise l’exposition Through the Looking Glass. DU PAKISTAN À L’INDE ET À PARIS Nalini Malani a surtout très tôt dépassé les limites d’une génération d’artistes indiens exclusivement tournée vers la peinture. Même si elle a pratiqué ce médium, elle a aussi expérimenté la photographie, le cinéma et l’installation. Ainsi Alleyway, Lohar Chawl (1991), sa première installation participative, confronte le quartier populaire de Lohar Chawl, où elle vit et travaille, et le quartier huppé du sud de Bombay où se situe la Chemould Gallery. Composée de cinq feuilles de polyester peintes et de quelques pierres au sol, l’oeuvre superpose les portraits d’une famille de sans-abri, d’une ouvrière, d’un porteur de matériaux, d’un vendeur et d’un homme qui urine dans la rue. En écho à leurs habitations de fortune, l’oeuvre se veut techniquement pauvre. Malani y exploite la transparence et l’apparente fragilité du Mylar, un film polyester bon marché qu’elle reprendra dans nombre de ses installations. Autre jalon, sa première installation vidéo d’envergure, Remembering Toba Tek Singh (1998-1999), est conçue en réponse aux tests nucléaires indiens à Pokharan, non loin de la frontière pakistanaise. Cette oeuvre porte le titre de la nouvelle de Saadat Hasan Manto qui raconte l’échange absurde de patients d’hôpitaux psychiatriques, au moment de la partition, en fonction de leur appartenance religieuse. À travers l’utilisation d’archives, l’installation renvoie aux violences qui ont marqué la séparation des deux pays. Nalini Malani est née à Karachi, dans l’actuel Pakistan, en 1946, soit un an avant la partition de l’Inde britannique, d’une mère sikh et d’un père théosophe et franc-maçon. Sa famille se réfugie à Calcutta puis à Bombay. Cette histoire est relatée dans Excavated Images (1997), une oeuvre dont le support est une couverture ayant servi de baluchon à la grand-mère de l’artiste lors de sa fuite de Karachi. Des portraits de femmes, un arbre généalogique, mais aussi des articles de journaux attestant de violences commises récemment contre les Dalits (intouchables) y sont transposés. Référence récurrente, la nouvelle de Saadat Hasan Manto y est imprimée en anglais, hindi et ourdou – les trois langues parlées communément dans l’Inde du nord. Lors de sa présentation en Inde et au Pakistan, les visiteurs étaient invités à épingler des cordons sacrés utilisés par les hindous et les musulmans. Néanmoins, c’est pendant son séjour à Paris de 1970 à 1972 qu’une pensée critique sur la condition des dépossédés s’élabore. « Grâce à ma carte d’étudiant, explique Malani, je pouvais assister à n’importe quel cours donné dans l’un des nombreux établissements parisiens. Cette période sans structure est devenue l’aventure d’un apprentissage intellectuel et d’un engagement politique, qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. » À Paris, elle suit les cours de Noam Chomsky et de Claude Lévi-Strauss, participe à des événements publics initiés par Michel Leiris, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir et rencontre Alain Resnais, Jean-Luc Godard et Chris Marker à la Cinémathèque française. « Chacune de ces
participations, poursuit-elle, a nourri une motivation profondément politique et humaine, et m’a inspirée pour le restant de mes jours. Un tel engagement politique crée un état d’esprit qu’aujourd’hui on qualifierait de “militantisme culturel“. » À son retour à Bombay, Malani réalise le diptyque Utopia (1969-1976) qui témoigne du désenchantement face à l’échec de la modernisation voulue par Jawaharlal Nehru. D’un côté figure Dream Houses (1969), film d’animation tourné en 8 mm, couleur ; de l’autre, Utopia (1976) tourné en 16 mm, noir et blanc, qui donne son nom à l’oeuvre. Dans le premier, Malani superpose des blocs de couleur sur une maquette d’architecture. Inspirée de Buckminster Fuller et de son ami architecte Charles Correa, le film évoque les constructions de logements sociaux décidés par Nehru, mais aussi les expérimentations modernistes du Bauhaus. Dans le second, une jeune femme contemple le pay- sage urbain désenchanté, où se côtoient gratte-ciel et bidonvilles. En superposition apparaissent les images utopistes de Dream Houses. VERS UNE SOCIÉTÉ MATRIARCALE Les mythes auxquels Malani fait référence dans ses oeuvres plus récentes se transposent aussi dans la société contemporaine. Pour le dramaturge allemand Heiner Müller, une des inspirations fondatrices de Malani, à laquelle elle rend hommage dans son installation Hamletmachine, Médée, représente le travailleur immigré dans la société allemande contemporaine. De même, l’essayiste allemand Andreas Huyssen note : Visualiser la douleur humaine et la souffrance sociale, passées et présentes, de manière à ce que leur représentation nourrisse et éclaire la vie, au lieu de se complaire dans une titillation voyeuriste ou de succomber au fatalisme face aux cycles mythiques de la violence – telle est, me semble-t-il, la quête qui alimente l’ensemble remarquablement cohérent que forme l’oeuvre de Nalini Malani depuis les années 1970. » En écho aux théâtres d’ombres, le polyptyque All we imagine as light (2017) montre les images et relève les paroles du monde actuel. En référence au poète cachemiri Agha Shahid Ali, le récit de Malani n’a pas de point de départ fixe. Dans ce jeu de couleur et de transparence, apparaissent des personnages défigurés et des corps empruntés à des livres d’anatomie, tandis que des traînées se propagent d’un panneau à l’autre. Ailleurs, une étreinte entre deux hommes et une femme tenant une hyène femelle est accompagnée des mots de Agha Shahid Ali : « Je suis ce que tu as perdu. Mon souvenir s’interpose constamment dans ton histoire. » C’est cette pensée-monde féministe qui caractérise l’oeuvre de Malani. Quarante-huit ans après Onanism, elle donne ainsi sa vision du monde : « Comprendre le monde d’un point de vue féministe est un moyen essentiel pour envisager un avenir plus optimiste, si nous voulons réaliser quelque chose qui ressemble au progrès de l’humanité. (...) Ou encore, si je veux dire les choses avec plus d’emphase, je crois que nous devons absolument remplacer l’homme tout-puissant par des sociétés matriarcales, si l’humanité veut survivre au 21e siècle. »
Devika Singh est critique d’art et historienne de l’art, et commissaire d’exposition basée à Paris.
Ci-dessus / above: « All We Imagine as Light ». (Tout ce que nous prenons pour de la lumière]. 2017. Polyptyque. 11 panneaux peints au revers. 183 x 100 cm chacun (Burger Collection, Hong Kong; Ph. A. Rane). 11 panels painted on the back À gauche/ left: « Onanism ». 1969. Film noir et blanc 16 mm transféré sur support numérique. 3 mn 52 sec. (Coll. Musée national d’art moderne, Paris © Nalini Malani). B/W film transferred onto digital support